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le contrôle de leur charge leur semblant inutile, ils fuyaient au plus vite. Anxieux de notre sort, le capitaine Tison s’obstinait seul à visiter chaque soir ce coin où l’on nous disait perdus ; il jurait que nous n’en sortirions pas vivants. Il fut bien près d’avoir pensé vrai un soir qu’il fallut, pour lui faire passage, déblayer la tête de notre abri écrasée par un obus. — « C’est vous qui vous ferez tuer un de ces soirs, lui disions-nous avec inquiétude. La route n’est pas sûre. — Je veux que vous sachiez que vous avez encore des amis, » nous répondit-il avec son sourire triste. Nous en reparlions souvent avec lui avant qu’à Rancourt, une balle n’eût fait un cadavre de ce héros trop modeste. « Jamais plus qu’à venir vous voir, nous confiait-il alors, je n’ai pensé approcher de la mort. »

Si ce n’est ensuite dans la boue de la Somme, devant le bois de Saint-Pierre-Vaast, dans le boyau Négotin, je n’ai nulle part connu comme à Haudromont la sensation de l’isolement et de l’hébétude. Réduits à Ganot et à moi, la camaraderie ne nous suffisait plus ; une fois lancées les plaisanteries de circonstance, la monotonie des jours, la permanence d’un même danger nous eussent obligés à des redites ; nous gardions le silence. Nous avions perdu la gaieté ; nos visages étaient graves et tendus. Nous avions perdu l’appétit ; on ne calmait son ennui qu’en s’obligeant au sommeil.

Il se trouva qu’il y avait intérêt à reconnaître des pièces d’artillerie délaissées entre les lignes ; j’en reçus la mission. Cela me fut un coup de fouet qui me tira de ma torpeur ; je pensai changer d’esprit en changeant de danger. « Qui vient avec moi ? » J’ai choisi parmi les volontaires Goëb, Mauzon, Hourdin. Par un fossé au travers d’anciens abris écroulés, nous dépassons nos avant-postes : longeant la colline d’Hardaumont d’où partent des coups de feu, nous atteignons au ravin de la Dame où, par des bruits de pas, des appels gutturaux, se manifeste, en tous lieux, la présence de l’ennemi.

Nous voici démasqués, une fusillade s’engage ; le canon s’y ajoute de la voix : cinq 88 frappent au-dessus de nos têtes. « Poursuit-on, mon lieutenant ? — Oui, en rampant, sans se perdre de vue. » Mais l’immobilité nous glace ; une sentinelle, à six pas, se détache dans la nuit. Elle ne bouge pas, elle est assise, et l’arme entre les mains. « On dirait qu’il dort. Dois-je tirer, mon lieutenant ? — Saute-lui à la gorge. » Ce