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charnel que leur attribuent les conteurs du marché. Et, à la réflexion, n’est-ce pas assez naturel ? Il n’y a pas de cloison étanche entre le corps et l’intelligence, entre les passions et la pensée. L’homme occidental, en affranchissant et en exaltant la femme, a créé un être autrement redoutable et subtil que les pauvres petites concubines du Moghreb. Enfin, à l’appui de ma thèse, j’en appelle aux femmes du désert et de la montagne, aux seules femmes vraiment affranchies des pays musulmans. Ah ! les sourires obliques, les regards gais et malicieux de ces fines Bédouines qui ont aspiré le vent du désert, et partagé le sort aventureux de leurs maris ou de leurs amants ! Dans n’importe quel marché marocain, vous verrez, sur les lèvres de la pauvresse guêtrée de cuir qui vous marchande du lait de chèvre, ou de la laine filée sous la tente noire, vous le verrez, ce sourire, et vous vous rendrez compte qu’il est autrement averti, autrement vivant et séduisant que celui qui pâlit sur les bouches des pauvres petites privilégiées du harem. C’est le grand air qui leur manque, à celles-ci, ce sont les longues chevauchées sous les étoiles, c’est le danger et la faim de l’imprévu, — c’est la lutte, enfin. Les pauvres Bédouines peuvent être rouées de coups, traitées comme des bêtes de somme, méprisées et abandonnées dans leur vieillesse. N’importe, — elles vont et viennent, elles causent librement avec les hommes, elles traitent de pair avec les marchands des souks, elles connaissent la vie au grand air, avec ses risques et ses labeurs ; elles savent élever les bêtes, faire le fromage, tisser les beaux tapis rugueux, danser la ronde devant les tentes, et panser les blessures de leurs guerriers. Ce sont des femmes, enfin, et les autres ne sont que des petites filles sages et soumises qui deviennent grand’mères sans avoir jamais vécu.

On a fait, — et l’on continue à faire, — beaucoup de littérature autour des femmes des harems. Que ne les a-t-on plutôt regardées une fois dans les yeux ?


EDITH WHARTON.