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social comme de la force centripète et de la force centrifuge qui maintiennent l’équilibre de l’univers. » Pour un adversaire déterminé de l’individualisme, pour un homme qui devait, plus tard, à Bordeaux, prononcer une conférence contre l’individualisme, il faut avouer que voilà une observation, d’ailleurs très juste, et qui dénote un rare esprit d’impartialité.

C’est ce vaste programme, à la fois très ample et très précis, que Brunetière, dans son cours de 1892-1893, avait essayé de remplir. Dirons-nous qu’il l’a complètement rempli ? Bien qu’il soit difficile de le juger sur un cours qu’il n’a pas rédigé lui-même, qu’il se proposait de reprendre et d’améliorer, et dont certains « raccourcis » peuvent ne pas lui être entièrement imputables, on entrevoit çà et là quelques points où, en présence d’un texte définitivement arrêté par son auteur, on formulerait volontiers certaines critiques. Mais quand ces éventuelles objections de détail, — sur lesquelles, en bonne justice, il y aurait quelque impertinence à appuyer, — seraient à la fois plus abondantes et plus graves qu’elles ne le sont en réalité, il n’en resterait pas moins que cette Histoire des lettres françaises au XIXe siècle est la plus complète, le plus fortement ordonnée, la plus claire, la plus suggestive que nous possédions encore. Brunetière n’avait voulu construire qu’un édifice tout provisoire : il est à croire que cet édifice abritera pendant de longues années nombre d’historiens et de critiques, même distingués. Ses idées générales, ses jugements, ses formules même passeront dans l’enseignement, dans la critique courante. Et ceux qui voudront refaire à leur manière cette œuvre inachevée s’en inspireront longuement, nous pouvons le prédire, et lui emprunteront de copieux matériaux.

Par exemple, il me semble assez difficile qu’ils n’adoptent pas, quitte à en modifier certains détails d’application, l’idée maîtresse et centrale du livre, cette définition du Romantisme par l’individualisme littéraire et moral que Brunetière avait déjà donnée et développée dans plusieurs articles[1] et dans

  1. L’idée et la formule font, si je ne me trompe, pour la première fois leur apparition dans un article du 15 Octobre 1889 sur le Mouvement littéraire au XIXe siècle. Elles n’apparaissent pas encore dans l’article Classiques et Romantiques (15 janvier 1883), écrit à propos du livre d’Emile Deschanel sur le Romantisme des classiques. Et voici en quels termes, dans l’article sur le Mouvement littéraire du XIXe siècle, Brunetière, parlant de Rousseau, amorçait sa définition du Romantisme : « Et c’est ici, disait-il, dans cette renaissance de l’individualisme, avec tout ce qu’elle comportait de nouveautés et aussi d’erreurs, qu’il faut voir le commencement du Romantisme et le premier élément de sa définition.