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On a de belles assiettes blanches pour manger ; on a aussi quatre plats à midi. Je suis très bien. On est heureux.


Et voilà : « nous mangeons bien ; on est heureux ! » C’est tout ce que le Boche trouve à mettre sous la plume d’un Français. Mais les nôtres, même les plus illettrés, savent s’exprimer d’un autre ton, quand ils se trouvent dans la douloureuse situation du prisonnier de guerre. La censure allemande est impuissante contre le don inné du Français qui sait faire tout deviner, en se servant des seules phrases banales autorisées par ses gardiens et qui, avant de faire allusion à des privations matérielles, aura toujours un mot pour crier la douleur de l’exil.


Poursuivant jusqu’à l’extrême limite leur campagne de fausses nouvelles, les Allemands annonceront aux neutres de plus en plus sceptiques, « qu’un traitement inqualifiable a été infligé à certains prisonniers allemands expédiés dans les Tropiques » (sic) et qu’ « un missionnaire a été haché à mort par des nègres anglophiles qui dévorèrent un sous-officier allemand avec quatre soldats indigènes. « (Gazette des Ardennes, février et mars 1916). Ces plaisanteries énormes, ce lourd humbug teuton est destiné à former antithèse avec le tableau suivant, brossé par un de ces « prisonniers français » comme on n’en trouve que dans les bureaux de rédaction des journaux du Kaiser. Ce « prisonnier » écrit, dans la Gazette du 7 juin 1916, une « Lettre familière » à son ami « Jean Chauvin » et cette lettre est publiée en article de tête :


Hé ! oui, mon ami, c’est moi, proprement moi, moi en chair et en os, — en os surtout, mais tout de même assez content !

— Quoi, vous exclamez-vous, « ils » ne vous ont donc point massacré ?

— Pas que je sache, ami Chauvin, pas que je sache, quoique, à vrai dire, « ils » l’avaient belle quand, après l’infernal marmitage dont les sinistres échos retentissaient si douloureusement au cœur de notre doulce France, « ils » s’amenèrent par vagues innombrables à l’assaut de cette pauvre..e° division en ruines dans ses tranchées ruinées ! Oui, « ils » l’avaient belle, d’autant que personne n’en aurait rien su chez nous, où l’on aurait tout naturellement attribué notre entière destruction aux meurtriers effets de ce bombardement colossal, — pardon « Kolossal !… »