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capitaine dans le régiment de Champagne, où il a servi douze ans ; il n’est passé dans ce pays-là que pour éviter des chagrins que sa famille lui aurait pu faire parce qu’il s’est marié clandestinement et qu’il n’était pas majeur… » On n’était majeur qu’à trente ans pour les mariages… « Il le sera dans deux mois ; il comptait pour lors se remarier dans les formes en ce pays-là ; mais les missionnaires étant prévenus contre lui, et voulant repasser en France, il demande que le gouvernement ne lui en refuse pas la permission… » Le gouvernement répondit : « On ne peut empêcher cet homme de rentrer en France avec sa femme… » Ainsi, le gouvernement reconnaissait le mariage du sieur Avril de La Varenne et de la demoiselle Froget ou Quantin, qui, à ce qu’il semble, quittèrent bientôt la Louisiane.

Voilà, en très fidèle résumé, toute l’histoire de René du Tremblier, dit Avril de La Varenne, que M. le baron Marc de Villiers appelle « le héros de l’abbé Prévost, » et de la Froget ou Quantin, que M. le baron Marc de Villiers appelle « la véritable Manon. » Quelle déception !

Les dates ne vont pas à merveille. Avril de La Varenne et sa compagne sont partis de France quatre ou cinq ans trop tôt : en 1715 ! il fallait partir en 1719 ou en 1720. Mais, dira-t-on, qu’importe ?… C’est qu’en 1715, la Nouvelle-Orléans, où vont des Grieux et Manon, n’existait pas !… Mais, s’ils vont à Biloxi, au lieu d’aller à la Nouvelle-Orléans, qu’importe ? Et, pareillement, ce n’est pas grave, si l’abbé Prévost fit embarquer ses amoureux au Havre, et non point à Nantes ?… Ce n’est pas grave. Seulement, la déportation des « filles de joie » en Louisiane a commencé en 1719, pendant l’été ; on a renoncé à ce rude et périlleux moyen de colonisation l’année suivante. C’est pour cela que je disais qu’il faut que l’histoire de des Grieux et de Manon Lescaut, si vous la voulez authentique, soit de 1719 ou de 1720. Faute de quoi, plus de déportation. Et, si vous supprimez la déportation, si Manon n’est plus envoyée de force en Louisiane et si des Grieux n’est point poussé par son amour à suivre dans un exil infâme cette pauvre fille perdue, toute l’histoire se défait, ou n’est qu’une autre histoire, moins pathétique, moins touchante, celle d’Avril de La Varenne et de sa Froget ou Quantin, qui n’étaient pas forcés de partir. Avril de La Varenne quitte Angers et la France pour éviter les chagrins que lui ferait peut-être sa famille : il emmène la « scandaleuse » qui l’a séduit. Quelle analogie voyez-vous entre ce voyage incommode et l’abominable châtiment que Manon subit, que des Grieux aie cœur de partager avec elle ?