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et de forces chez les artistes qu’ils eurent la chance de rencontrer et de combien de chefs-d’œuvre ils nous ont ainsi privés ! Mais ce gaspillage, c’est l’atmosphère même de la Renaissance. C’est la vie qui fut, à cette époque, l’œuvre d’art suprême où les forces vives du génie se sont diffusées, jour à jour, au lieu de se concentrer dans des œuvres distinctes et visibles. C’est par quoi, ils nous ont laissé un éblouissant souvenir.

Béatrice n’avait ni une compréhension très aiguë des choses d’art, ni une âme très profonde. D’ailleurs, elle a peu vécu et, le plus souvent, ce sont les années qui, en s’amassant sur une âme, comme sur un objet les couches d’eau superposées, la font paraître profonde. Puis elle était éclipsée par sa sœur, l’ardente et déjà célèbre Isabelle d’Este. On les comparait constamment ; les poètes les chantaient à l’envi. Bellincioni disait :


Là ride e scherzo, or aile due sorelle :
E chi sono ? Isabella e Beatrice
Qui sono aperti i fiori, e verde é l’erba.


Quand deux sœurs sont également admirées, égales en beauté, en succès, en bonheur, il est rare qu’elles ne soient pas unies. Lorsque l’une des deux entend parler d’un triomphe de l’autre, elle ne sait au juste si elle doit être fière ou jalouse : elle est généralement un peu les deux, et c’est cet esprit complexe sans doute et instable qu’on appelle l’« esprit de famille. » Vis-à-vis de Béatrice, Isabelle était une sœur pauvre ; mais vis-à-vis d’Isabelle, Béatrice était une folle enfant. Ludovic adorait sa femme ; mais c’est à sa belle-sœur qu’il demandait conseil et qu’il racontait ce qu’il faisait. Toutes les semaines, un courrier partait pour Mantoue, porteur d’interrogations et de confidences. En ce qui touchait les arts et les lettres surtout, Isabelle était la première consultée. Puis, ayant vécu beaucoup plus longtemps que sa sœur, patronné beaucoup plus d’artistes, ordonné, elle-même et selon sa fantaisie, beaucoup plus de palais et de décorations, c’est elle qui fait dans l’histoire figure de Mécène. Pourtant, Béatrice, aussi, a été entourée d’artistes, de poètes et de lettrés. Elle fut aussi quelque chose comme une muse et elle a marqué assez pour que Castiglione, vingt ans plus tard, pût faire dire à Giuliano le Magnifique, dans le Cortegiano, au moment où il vient de parler d’Isabelle : « Il me