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fait mal, aussi, que vous n’ayez tous connu la duchesse Béatrice de Milan, sa sœur, afin que vous ne soyez plus émerveillés de l’esprit d’une femme. »

A la vérité, beaucoup des interlocuteurs du Cortegiano venaient trop tard pour l’avoir connue. Comme la belle Simonetta, comme Albiera degli Albizzi, comme Giovanna Tornabuoni, comme Marietta Strozzi, Béatrice devait vivre bien plus longtemps dans l’imagination qu’aux yeux des hommes. Huit ans ne s’étaient pas écoulés, depuis qu’elle avait posé pour notre buste du Louvre, peut-être pas un an depuis le portrait du Pitti, qu’il fallait désormais se reporter à ces images pour aviver son souvenir. Au premier jour de l’année 1497, elle était calme, elle semblait heureuse, elle attendait un nouvel enfant. Le lundi 2 janvier, après une journée remplie comme de coutume, elle alla prier à Sainte-Marie-des-Grâces, sur la tombe de la jeune Bianca Sforza, morte récemment. On dit que, ce jour-là, elle demeura longtemps abîmée dans sa douleur et dans son souvenir. Sans doute, regarda-t-elle, un instant, ce que peignait à ce moment, dans la chapelle, Léonard de Vinci, et sa mélancolie s’accrut-elle de cette vision : une longue table où un maître a groupé ses amis, ses disciples pour le repas pascal, et leur dit des paroles douces, mais étranges, qui ressemblent à des adieux. Ce que nous ne voyons plus aujourd’hui que comme un fantôme qui va s’évanouir, elle le vit alors comme une apparition qui naît. On raconte qu’elle ne pouvait se résoudre à partir. Il fallut l’arracher à sa rêverie. Elle revint au Gastello, en voiture, paisiblement. Le soir, on dansait dans ses appartements, à la Rocchetta, lorsque, à huit heures, elle se trouva prise des douleurs de l’enfantement ; trois heures après, elle accouchait d’un enfant mort, et au bout de quelques minutes, elle expirait.

C’est seulement deux siècles plus tard, et à propos d’une autre princesse, que devait être dignement dépeinte l’horreur d’une telle nuit, l’affolement de toute une cour brillante, en costumes de bal, la panique dans un palais immense peuplé de courtisans. Des contemporains racontent que, cette même nuit, des signes enflammés parurent dans le ciel de la Lombardie et qu’un mur même du jardin de Béatrice s’écroula subitement. Un écroulement bien plus tragique devait bientôt suivre : la chute de Ludovic le More. Il semble qu’il en eut,