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eux des sentiments si éternellement humains qu’ils sont aussi bien de notre temps que du leur. N’en prenons qu’un seul exemple, le dialogue de Khirôn et d’Orphée, l’un disant l’amertume de la jeunesse disparue, le sursaut de rébellion à l’approche de la décrépitude et de la mort,

OUi, j’étais jeune et fort…
Jamais, jamais mes pieds, fatigués de l’espace,
Ne suivront plus d’en bas le grand aigle qui passe ;


l’autre prêchant le renoncement à ces « indignes regrets. » C’est bien sans doute l’Orphée et le Khirôn de la tradition, mais ce sont aussi les deux aspects de l’âme humaine, l’aspect de révolte et celui de résignation, et, en quelque sorte, les deux moitiés, également sincères, de l’âme du poète.

Quelquefois même Leconte de Lisle va plus loin, introduit dans les scènes antiques ou barbares des éléments plus actuels, prête à ses personnages des sentiments qui l’intéressent d’une façon plus directe. Tout en évitant les anachronismes déplacés, il porte dans l’évocation des époques disparues les préoccupations de l’heure présente, et, entre toutes, celle qui lui tient le plus à cœur, celle de la lutte contre les croyances religieuses. Son habileté souple et sûre sait choisir dans les légendes anciennes les points où le contact peut s’établir entre les concepts archaïques et ses propres convictions. Son Qaïn est à la fois très biblique et très moderne ; l’essence du vieux judaïsme s’y condense en des vers d’une robuste plénitude :

J’ai heurté d’Iahvèh l’inévitable embûche…
Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face…


Mais, en même temps, la révolte du Maudit s’amplifie, s’épanouit ; elle devient la promesse de la grande rébellion qui dressera contre la divinité la pensée humaine :

Tu lui diras : Adore ! Elle répondra : Non…
Je ferai bouillonner les mondes dans leur gloire ;
Et qui t’y cherchera ne t’y trouvera pas.

Est-ce encore le Qaïn de la Genèse qui menace Iahvèh ? Ou n’est-ce pas le prototype de la libre pensée, du rationalisme positif ou scientifique, en qui Leconte de Lisle a mis sa haine furieuse des théologies oppressives ? Comme Jules Lemaître a