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eu raison de dire qu’un tel poème sonne bien l’heure où nous sommes ! Il aurait pu en dire autant de Niobé, du Runoïa, d’Hypatie… La Niobé de Leconte de Lisle est sans doute, très authentiquement, celle d’Homère, la pâle Tantalide rivale de Latone ; mais à ce mythe desséché le poète insuffle une vie nouvelle, toute brûlante, celle de son propre cœur passionné. Relisez l’admirable imprécation, de l’héroïne, rythmée et développée comme un largo de Beethoven, et voyez-en, de proche en proche, se révéler la vraie pensée. Bientôt l’antithèse n’est plus entre les Olympiens usurpateurs et les dieux déchus que déplore Niobé ; ces dieux, ces dieux heureux et sages, fils de la Terre, deviennent le symbole de la pensée humaine, jadis libre et maintenant écrasée sous le dur joug de la religion. Voici que Niobé prédit la chute de Zeus, puis celle du Christ, enfin la réconciliation suprême de la Terre et de l’antique Ouranos : n’entendez-vous pas, par sa voix, Leconte de Lisle annoncer la bonne nouvelle des théocraties vaincues et de la raison affranchie, avec autant de joie et d’emportement en vérité que Lucrèce jadis ?

Qu’on ne s’étonne point de ce rapprochement. Rien, par la forme, ne diffère plus du De rerum natura que les Poèmes antiques, mais rien n’y ressemble plus par l’esprit. Comme Lucrèce, Leconte de Lisle veut travailler au bonheur de l’humanité en la déliant des superstitions qui entravent son libre essor. Absolu dans ses opinions laïques, démocratiques et révolutionnaires, il ne saurait ni ne voudrait séparer en lui le poète du citoyen, ni celui-ci du libre-penseur. En particulier, il est persuadé que le christianisme est le pire ennemi du progrès philosophique et social, et si l’on n’oserait affirmer qu’il n’écrit que pour le combattre, du moins n’écrit-il jamais sans le combattre. Par-là s’expliquent et ses enthousiasmes et ses haines, sa vénération pour les religions que le christianisme a détruites, paganisme grec ou paganisme Scandinave, et au contraire sa colère foudroyante contre les «  siècles maudits » du moyen âge. On peut aimer ou n’aimer pas la thèse qu’il soutient, mais on ne peut nier qu’il soutienne une thèse, que la poésie et l’histoire soient des armes entre ses mains tout comme entre les mains de Victor Hugo ou de Voltaire. Toutes ces civilisations, toutes ces croyances, dont il suit d’un œil anxieux l’efflorescence ou la mort, ce sont autant de péripéties