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n’a pas été fixée ne varietur ; elle a eu des changements, des retours, des combats, qui composent une histoire poignante.

Ses lettres de jeunesse le montrent plein d’espoir et d’assurance. Il croit au pouvoir de la poésie, de la raison, de la liberté, à l’avenir glorieux de l’espèce humaine. Il adhère avec empressement aux utopies fouriéristes ; il les met en vers, — en vers déjà amples et sonores, — dans ses poésies de 1845 et de 1846, dans Architecture, dans les Épis, dans la Recherche de Dieu :

Le temple harmonieux en qui le monde espère
Se dresse lentement en l’horizon prospère.

Ne désespérez point de la lutte sublime,
Épis sacrés ! un jour de vos sillons bénis
Vous vous multiplierez dans les champs rajeunis.

La justice et l’amour transfigurent le monde.


Ces affirmations robustes ne sont certes pas d’un négateur du progrès, d’un contempteur de la vie humaine. Elles ne laissent guère prévoir le désenchantement de Dies iræ et de Solvet sectum. Même Niobé, dans une première version, se terminait par une conclusion optimiste qui peut surprendre les lecteurs actuels. À l’interrogation si belle et si douloureuse (Niobé, Niobé ! souffriras-tu toujours ? ), le poète osait répondre : Non. Il osait promettre à l’humanité, dont la « mère de détresse » est ici le transparent symbole, qu’un jour, à force de science et de volonté, elle secouera la dure enveloppe qui l’étreint.

Il n’est pas douteux que la conclusion actuelle, dans son inconsolée tristesse, ne soit plus austèrement et farouchement grandiose. Mais ce n’est pas, croyons-nous, par souci d’artiste que Leconte de Lisle a retranché après coup sa péroraison réconfortante. C’est qu’entre la rédaction primitive et l’édition définitive, il s’était passé bien des choses, une surtout qui avait profondément déçu et déchiré le poète : l’avortement des espérances de 1848. Il avait beaucoup attendu de la République, qui avait été « le rêve sacré de sa vie : » tombant de si haut, il s’effondra plus douloureusement. Plus encore que de voir l’échec d’une politique, il souffrit de constater l’inertie veule et lâche de la foule : « Que l’humanité est une sale et dégoûtante engeance ! que le peuple est stupide ! c’est une éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug. Aussi ne