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sera-ce pas pour lui que nous combattrons encore, mais pour notre idéal sacré. » Leconte de Lisle n’a point en effet cessé de combattre, nous le rappelions tout à l’heure, mais il a combattu sans foi et sans joie, la mort dans l’âme, avec l’intrépidité sombre de ceux qui n’attendent plus rien. C’est dans cette désillusion politique et sociale, bien plus que dans les difficultés ou les malheurs de sa vie privée, qu’il faut chercher la source de son pessimisme, mais ce pessimisme n’est si acre que parce qu’il succède aux espérances les plus enivrantes.

Quand on a commencé par aimer la vie et par croire en elle, on peut bien, après avoir été meurtri par elle, la maudire et la blasphémer : il est plus rare que l’on s’en déprenne vraiment. Les imprécations de Leconte de Lisle contre l’existence sont comme les injures des amants ; elles cachent mal un tenace amour. Il a beau professer, avec les brahmanes de Bhagavat, qu’il faut se libérer du désir amer, du souvenir amer, du doute amer, que créer en soi, dès cette vie, un nirvana moral, en attendant d’être à jamais annihilé, est la sagesse suprême ; il le répétera souvent, très éloquemment, d’autant plus éloquemment qu’il voudra se convaincre tout le premier : y réussira-t-il jamais ? De temps en temps des aveux lui échappent, et nous avertissent que l’œuvre de mort n’est pas aussi parfaite en lui qu’il s’en flatte. Tantôt il se gourmande d’un ton courroucé :

Ô cœur toujours en proie à la rébellion,
Qui tournes, haletant, dans la cage du monde,
Lâche, que ne fais-tu comme a fait ce lion ?


Tantôt, en comparant la perpétuité du soleil à la brève durée de l’homme, il confesse ingénument sa répugnance à cesser d’aimer et de sentir :

Meurs donc, tu renaîtras ! l’espérance en est sûre.
Mais qui rendra la vie et la flamme et la voix
Au cœur qui s’est brisé pour la dernière fois ?


Où le conflit éclate le mieux entre sa doctrine nihiliste et le désir qui persiste invincible, c’est dans la merveilleuse Illusion suprême, aussi dramatique en vérité que la Nuit d’octobre par la complexité morale et l’alternance des sentiments qui luttent entre eux. D’abord, le plaisir douloureux que le poète éprouve à faire renaître les visions qui ont charmé ses yeux adolescents,