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a rien à faire.- Les nôtres continuent de tomber. Le capitaine Kornilof, frappé d’une balle à la cuisse, vient de passer le commandement au lieutenant Poudlovsky. A son tour. Poudlovsky s’affaisse, une balle dans le ventre. Nous courons à lui. Il ne peut plus marcher et nous crie : « Ne vous embarrassez pas de moi : j’ai mon compte ! » J’ordonne à deux soldats de lui faire un brancard avec leurs fusils entre-croisés.

Le lieutenant Touloveriof, qui a pris le commandement de la sotnia, est bientôt blessé, lui aussi : une balle lui traverse le bras. Le capitaine Kornilof donne le signal de la retraite. Quelques soldats sont pris de panique, à commencer par ceux que j’avais envoyés au secours de Poudlovsky. Je m’agenouille près de l’officier et lui demande s’il peut se lever et s’appuyer sur moi. Il n’y a plus une minute à perdre : les Bolcheviks, enhardis par notre retraite, commencent à sortir des wagons, en poussant des cris de victoire. Je sens Poudlovsky se raidir entre mes bras : il est mort, — du moins je l’espère.

Je me joins à nos hommes et suis la retraite. Pendant quelques pas, j’aide à marcher un blessé que soutient de l’autre côté l’un des nôtres ; le blessé est tué, son compagnon tué : de nouveau je me retrouve seul. On n’avance qu’à grand’peine. Tout à coup j’entends un tumulte derrière moi ; je me retourne et j’assiste à l’une des scènes les plus impressionnantes de ma vie.

Le khorounji Samochine, revolver en main, a rassemblé six soldats. Il fait cette folie : contre-attaquer avec six hommes pour aller au secours des blessés ! Il m’aperçoit et me crie, toujours brandissant son revolver :

— Qui êtes-vous ?

— Je suis le correspondant de guerre.

— Votre place n’est pas ici. Allez à l’arrière !

— Jamais de la vie ! Je reste avec vous.

Deux blessés nous ont rejoints. Partout, dans la nuit sans lune, des groupes lugubres. Un des nôtres dévisage un soldat dont il vient de prendre le fusil. L’autre proteste :

— Laisse-moi donc ! Tu vois bien que je suis ton camarade.

Samochine l’interroge brusquement :

— De quel otriad es-tu ?

— De l’otriad de Moscou.

L’otriad de Moscou est un détachement bolcheviste… Une