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voussures le récit s’interrompt pour leur laisser la place, pour mettre un intervalle où se déploie leur chant. Que dire du cantique ravissant de ceux des contreforts, de cette guirlande angélique qui forme autour de l’édifice une couronne de joie ? Jamais la forme adolescente n’avait encore dans le monde chrétien été traitée ainsi, presque indépendamment de toute signification positive, sans nulle intention morale, dans le sens tout contemplatif qui fait dire au poète :


A thing of beauty is a foy for ever.


Idéal lyrique, étranger à l’époque antérieure, formule totalement inédite au moyen âge, programme qui ne s’adresse plus à l’esprit, mais au sentiment et qui, au lieu de chercher à communiquer des idées, se propose de créer simplement le bonheur. L’art change ici de nature et pour ainsi dire de domaine : du monde de l’entendement, il passe dans le monde du cœur. Il se dégage par degrés de tout contenu étranger, moral, théologique ; il cesse à peu près d’enseigner, d’instruire et de guider ; il se contente de représenter ou d’exalter la vie, et de proposer à l’âme des sujets d’émotion, de tendresse et d’amour.

Je ne crois pas qu’il y ait dans l’histoire de l’art un phénomène plus remarquable. On a ici un élément qui dans le monde plastique ne se retrouvera plus guère que deux siècles plus tard, dans certaines œuvres du quattrocento : cette atmosphère de poésie qui fait le charme indélébile des premiers maîtres ombriens et toscans qui l’ont inventée à leur tour, et c’est ce charme inexpliqué qui causait à Reims sur le spectateur cette particulière impression d’enchantement. Poésie d’ailleurs très diverse et très originale, presque inanalysable, comme toute vraie poésie, très différente de la beauté païenne, si celle-ci repose avant tout sur la valeur du corps et se passe à peu près de toute autre expression, très différente aussi de la voluptueuse morbidesse italienne ; elle est faite surtout de cette grâce de jeunesse, dont aucune parole ne peut donner l’idée. C’est un fait indéfinissable et immortel comme le printemps. Beauté très chaste, il va sans dire, toujours drapée et costumée (le nu ne se montre à Reims que furtivement, dans quelques figurines[1], et n’apparaît nullement encore comme la

  1. Dans la Résurrection des morts par exemple, ou dans la scène de la Genèse, à la rose du Nord ; le plus joli morceau de ce genre est peut-être le bas-relief du Péché originel aux pieds de la Vierge du grand portail.