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condition indispensable du beau) ; l’animal humain n’y joue qu’un rôle très effacé. Rien de moins sensuel que toute cette statuaire. Au physique, comme dans la jeunesse, tout y est élégance, sveltesse, élancement ; au moral, élégance encore, raffinement et courtoisie. Considérez cette rangée de vingt-trois grandes statues qui forment le trait inoubliable de cette façade de Reims : chose remarquable, toutes ces figures ou presque toutes, sourient. Ce sourire n’est plus l’espèce de crispation nerveuse, la contraction « éginétique » par laquelle l’art primitif s’efforce à donner au visage l’apparence de l’expression. C’est la fleur naturelle d’une vie bienveillante, le bonheur d’une existence aimable qui monte du fond de l’âme et se joue délicatement autour des lèvres, au bord des yeux. On ne voit d’abord que ce sourire. Tous ces personnages s’entretiennent gracieusement entre eux, s’invitent, s’entre-regardent, sont occupés les uns des autres. Ils forment une société pure, choisie, une « sainte conversation, » une sorte de « cour d’amour » où il y a des évêques, des diacres, des jouvenceaux et de jeunes femmes, — société si charmante qu’on ne s’étonne pas d’y rencontrer des anges. C’est une assemblée très humaine et pareille à la nôtre, et pourtant sans nul terre à terre : on ne sait quel esprit subtil, quel parfum de fine bonhomie flotte dans leurs formes juvéniles et se reflète dans leur sourire. On ne peut se défendre, devant cette statuaire, de penser à ce qu’écrivait le prince des poètes d’alors, ce Dante nourri lui-même de nos traditions provençales : on pense à ce qu’il appelle le dolce stil nuovo, à la Vita nuova. Et un mot se prononce de lui-même, le nom de « Renaissance. »

Le fait est si frappant qu’on ne s’explique guère qu’il ait pu échapper. En réalité, l’auteur de cette grande façade de Reims, que nous appellerons la façade de la Vierge, pour la distinguer de la première, est un des génies de sculpteur (sculpteur et architecte le plus souvent ne font qu’un) les plus extraordinaires, les plus doués pour la création d’un univers conçu en fonction de la beauté. A peine citerait-on un second exemple comparable d’imagination plastique : un homme pour qui la statuaire n’est pas le revêtement arbitraire de l’édifice, mais l’expression elle-même de ses forces et de toutes ses parties ;