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l’art, perdant le caractère d’une leçon de théologie, insiste sur le côté humain du drame du Calvaire. Jusqu’alors, le Christ des cathédrales est le Fils de l’homme, le seigneur et le prince de ce monde : c’est le beau Dieu d’Amiens, le docteur et le prêtre, le Christ des Béatitudes et du Sermon sur la montagne, figure solennelle au front serein et doux, à laquelle l’artiste prête la gravité d’une pensée majestueuse. C’est ce Christ enseignant, ce Christ chef de l’Eglise, que nous voyons encore au centre de cet ancien portail, qui est devenu à Reims un portail latéral, quand la « pierre angulaire, » pour reprendre un mot de l’Evangile, a été écartée et replacée dans l’ombre[1]. Ses plaies, le Christ ne les faisait voir alors que terribles et glorifiées, dans la scène du jugement, tel qu’il apparaîtra trônant sur les nuées au soir du dernier jour, pour condamner et pour sauver : ces plaies redoutables ne sont que l’acte d’accusation des pécheurs et le salut des justes. Le Crucifix lui-même, dans l’ombre des chapelles, porte la tunique longue et la couronne des rois[2].

Trente ans plus tard, tout change. L’imagier du nouveau portail ne veut voir sur le Calvaire que le drame et le supplice. Il insiste audacieusement sur les souffrances du Crucifié : il le dépouille de ses vêtements et le dresse nu et pantelant, suspendu par trois clous au bois de la croix massive. La tête inanimée verse sur la poitrine et y fait une ombre tragique. Le Dieu disparait, on ne voit plus que la torture et le cadavre ; au lieu de l’enseignement, le sang et l’agonie ; la croix n’est plus le trône, mais le gibet, l’échafaud. Alentour, les soldats, les bourreaux, les échelles, comme dans une représentation émouvante de tableau vivant. La Vierge se lord les mains et ne se tient pas debout : ses genoux se dérobent sous elle. Le temps des symboles n’est plus : Jésus ne nous parlera guère désormais que par ses douleurs. Il ne nous montre plus que sa chair misérable, déchirée et sœur de la nôtre : il ne nous touchera que par son humanité.

Tout le récit de la Passion, qui se développe dans les voussures au-dessous du fronton de la Crucifixion, abonde en exemples saisissants de ce goût inédit : la recherche de l’émotion. Il y a là vingt petites scènes d’un art singulièrement

  1. Ce Christ de Reims est d’ailleurs une réplique inférieure du beau Dieu d’Amiens. Il semble que le visage ait été retouche. Il a été très affadi.
  2. Il y avait précisément à l’église de Saint-Remi un de ces crucifix datant du XIIe siècle.