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perdu aucune goutte de son sang, aucune minute de sa vie. De loin, on ne voit pas la statue fracassée, le détail superbe irréparablement détruit, la pierre brûlée par le feu, le beau visage profané. Pour la campagne qui l’entoure, la Cathédrale n’a pas changé ! Les villages, sur leurs coteaux, la reconnaissent toujours pour leur protectrice et gardienne. Et c’est bien là sa fonction : un berger en cape brune appuyé sur son bâton, au milieu de sa pâture, parmi le troupeau des collines.

Après, de longues marches pareilles, sous le même ciel de guerre, j’ai vu Soissons, dont un ange invisible semblait soutenir la tour branlante ; la nef de Saint-Martin d’Ypres, suspendue elle aussi à quelque main céleste, qui un beau jour l’a laissé choir ; et le vieux clocher de Dixmude où les obus avaient taillé un grand croissant de lune. Mais ces hauts refuges de l’âme ne semblaient appartenir qu’au fidèle qui prie sous les voûtes, ou bien encore au passant qui circule à leur ombre, sur les petites places herbues et dans les ruelles silencieuses. Ni Soissons, ni Saint-Martin d’Ypres, ni le clocher de Dixmude n’avaient cette force de Reims qui projette à des lieues son rayonnement et sa clarté, cet air sublimement rustique d’un sanctuaire des coteaux, des bois, des prairies et des vignes. Ces belles églises meurtries donnaient l’impression d’un culte tout local, d’une religion tout urbaine et bourgeoise. Mais à Reims, les avenues qui conduisent aux deux nobles tours, ce ne sont pas les rues ramassées autour d’elles, les rues de cette ville qui tient si peu de place dans cette grande coupe de lumière ; les véritables avenues, ce sont les routes et les sentiers, et la rivière, et les longues lignes de peupliers, et les innombrables allées de vignes, et les vallonnements des coteaux, tout ce paysage enfin, qui semble s’incliner vers elles dans le même geste d’offrande, d’adoration et d’attente.


Nous cantonnâmes, ce soir-là, auprès d’un pavillon que surmontait un belvédère en forme de moulin à vent. C’était, avant la guerre, un élégant vide-bouteilles, une charmante gloriette, où le propriétaire du cru invitait, dans les beaux jours, les riches clients étrangers à déguster son Champagne, en admirant le point de vue et la belle tenue du vignoble. Que d’Anglais, d’Américains et d’Allemands se sont assis à cette place ! A perte de vue, sous leurs yeux réjouis par le vin,