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Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/169

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s’étendaient les richesses d’un terrain qui, par endroits, atteint cent mille francs l’hectare ; au loin, la Cathédrale sur sa légère éminence ; çà et là, des châteaux épars dans leur ceinture de beaux arbres ; à la cime des coteaux, des bois où l’on court le sanglier ; dans les fonds, des marécages où l’on chasse le canard sauvage ; et de l’autre côté de la vallée, les collines mornes et crayeuses, aujourd’hui prisonnières, de Berru, de Nogent-l’Abbesse, de Brimont, du Moronvilliers, qui semblent posées comme des bornes à cette contrée de gastronomie et de plaisir, et ferment d’un cercle stérile ce paradis fabuleux du vin.

De ce haut belvédère, je regarde Reims qui brûle. Il fait encore trop jour pour que je distingue les flammes, mais je vois monter les fumées qui lentement se traînent en larges nappes sous le vent. Les obus tombent d’une façon continue, régulière ; et, chose affreuse, cette régularité finit par créer dans l’esprit un mouvement d’attente imbécile ; l’oreille habituée au tumulte des canons y découvre une musique, et quand un obus annoncé par le gémissement de l’air qu’il déchire en passant tombe sans éclater, on est surpris comme d’une fausse note au milieu de l’effroyable concert. Comment le tir est-il réglé ? Combien de coups à la minute ? D’où partent les obus ? Quel quartier, Laon ou Cérès, est le plus accablé ? L’esprit joue froidement avec ces interrogations. Après trente-deux mois de guerre et la monotonie de la ruine et de la mort, la vie deviendrait impossible si l’on devait arrêter sa pensée sur ce que ce jet de fumée noire, aussitôt suivi d’un tonnerre, apporte de malheur avec lui.

Au pied même du moulin à vent, de petits volcans éclatent… L’ennemi cherche des batteries dissimulées dans les vignes. De très loin, du fond des bois, nos pièces lourdes lui répondent, et, par-dessus nos têtes, nous entendons des trains invisibles qui passent. La nuit vient. Les ballons captifs que l’on ramène à terre font de longues taches obscures dans le crépuscule transparent. Au-dessus des maisons de Reims et de la cathédrale, qui a sombré dans les ténèbres, les flammes des incendies ont remplacé les fumées. Quelques mitrailleuses crépitent, mêlant leur grêle tapage à la basse assourdie d’un lointain tir de barrage. Et, sur toute la longueur du front, commence l’habituelle féerie nocturne, l’étonnant jeu des fusées. Les unes s’élancent, rapides et pressées, comme des bulles de savon jaillies d’un inépuisable