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ans, ils sont trop habitués à grogner contre toute chose pour manquer à cette habitude. Notre arrivée soudaine ne leur fait aucun plaisir. Pourquoi ne les a-t-on pas prévenus ? Leur sac n’est pas fait ! Il va falloir quitter la partie de manille, s’en aller dans la nuit, secouer cette torpeur qui vous engourdit dans ces trous. Mais en moins de cinq minutes, leurs yeux habitués aux ténèbres ont découvert dans l’obscurité moisie quelques objets épars. Ils les glissent dans leur sac, roulent leurs couvertures, jettent le tout sur leurs épaules, l’ajustent d’un mouvement rapide, prennent leur bidon, leur fusil ; et les voilà partis, toujours grognant, mais enchantés.

Sur nos têtes, tout est détruit. Rien qu’un éboulis de murailles et de poutres calcinées. Quelques sacs de terre nous protègent ; et le mieux qu’on puisse espérer, c’est qu’un obus achève de renverser sur nous ce qui reste des murailles, pour consolider l’abri. C’est un tombeau où nous entrons. Mais déjà, — force de la vie ! — chacun de nous u reconnu, d’un coup d’œil, ce qui peut lui être agréable dans cette obscurité moisie, qu’une chandelle éclaire. Le garçon de café, qui m’accompagne, est tout de suite réjoui par une plaque de marbre noir, posée sur quatre pieds, qui donne à notre trou je ne sais quel air de réfectoire ou de caveau pour chansonniers. Un autre, petit propriétaire de Saintonge, bavard et fort écrivassier, cherche sa vie dans le fumier des livres laissés par nos prédécesseurs. Un troisième, premier jardinier chez un prince russe à Neuilly, ne trouve ici rien qui lui plaise. Moi, caporal et chef de poste, je prends d’autorité un étonnant fauteuil Voltaire placé devant le téléphone. Et la longue veillée commence, la longue veillée de trois semaines sous la lumière d’une bougie, dont, la taille et surtout les circonstances font un vrai cierge funèbre.

Ô plein ciel ! ô liberté ! ô lumière, que je vous regrette ! Nous voici prisonniers d’une prison sans portes, sans verrous, sans barrières, mais plus strictement enfermés par les consignes idéales que par la plus rigide clôture, et vraiment séparés du monde par ces lignes de fil de fer barbelé, ces hautes herbes non fauchées, et l’inextricable dédale des boyaux et des tranchées ! Et pourtant, si fastidieux que soit cet engourdissement dans l’ombre du péril, je le préfère encore à la vie de pelle et de pioche que nous avons menée quelque temps. Le danger partout suspendu, le sentiment de l’existence à chaque instant