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menacée, empêche l’esprit de glisser jusqu’au fond du morne ennui, et confère aux plus humbles gestes, de l’accent, de la gravité, et presque de la noblesse. Enlever sa veste, la remettre, s’équiper pour sortir, s’asseoir pour déjeuner, trinquer avec un camarade, ces menus événements, qui sont en tous lieux la vie même, prennent ici, sans qu’on s’en doute, une sorte de solennité, par le sentiment secret, toujours prêt à surgir au seuil de la conscience, que chacun de ces gestes, sans intérêt par lui-même, on l’accomplit peut-être pour la dernière fois. Cela jette un peu de lumière dans la pénombre de la cave, et donne à l’existence ce caractère presque sacré que la destruction prête à la plus humble demeure quand brûlée, ravagée, détruite, il ne reste vraiment entre ses murs désolés que cette simple idée : ici fut un foyer, ici il y avait sentiment et chaleur. Malgré soi l’esprit s’arrête, l’espace d’un éclair, sur ces gestes habituels, auxquels jamais auparavant on n’avait fait attention, comme les yeux s’attachent à ces pauvres maisons de village, qu’on ne songeait guère à regarder quand elles étaient intactes, et qui deviennent si touchantes du fait de leur désolation et de la menace qui plane sur elles d’être plus détruites encore.

Que de fois, dans ces heures de cave, je me suis rappelé mes dernières heures de vie libre ! C’était loin, très loin d’ici, sur le bord d’un petit estuaire breton. Je regardais) à travers les branches des pommiers, glisser les voiles des pêcheurs qui s’en allaient vers Dinan ou Saint-Malo. Rien ne donne autant qu’une voile l’impression de la paix, d’une vie facile et limpide. Déjà, la raison prévoyait comment s’achèverait cette journée si calme, mais le cœur n’y voulait pas croire. Les heures passaient, ramenant leurs occupations habituelles, les gens aux mêmes travaux, les bêtes dans le même pré, les ombres à la même place ; et rien de nouveau ne venait bouleverser l’ordre coutumier des choses. L’oreille inquiète épiait dans l’air un bruit, mais l’air demeurait silencieux, ou plutôt animé de ces bruits pacifiques qui sont le silence des champs. Tranquillement, le soir venait. A la minute, à la seconde prévue sur le calendrier des marées, la mer commença de descendre, découvrant de vastes espaces de boue plissée, brillante, miroitante comme des soies grises. Les mouettes, en troupes innombrables, s’abattaient sur ces étendues soyeuses, les courlis poussaient leur cri angoissé. Nous prenions le thé sur la terrasse. La rivière, agitée par le reflux,