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égoïsme compense le désintéressement de ceux qui à cette grandeur donnent volontairement leur vie ? Voilà le sacrifice dans sa plénitude, et pour l’avoir constaté si fréquent, si généreux, si spontané, Kipling s’émeut d’avoir atteint les hauteurs sublimes où l’héroïsme reste ignoré et s’ignore.

Ces humbles montent plus haut encore. Le salut de la patrie n’est pas leur loi suprême. La même hiérarchie de préférence qui ordonne leur générosité sociale, qui leur fait un devoir de se sacrifier à leurs compagnons, de sacrifier leurs compagnons avec eux-mêmes à leur race, et de subordonner toujours l’intérêt le plus minime et le plus éphémère au plus vaste et au plus durable, les contraint à agir de même envers la patrie. Bien qu’elles soient les moins fragiles des institutions humaines, les patries, les unes après les autres, finissent par mourir. Si elles étaient l’objet suprême du dévouement et de l’adoration, l’homme vouerait pour jamais le sacrifice de lui-même à une divinité temporaire, et lui offrirait plus qu’elle ne peut contenir. Cette disproportion entre le définitif des renoncements consentis par lui et le viager des intérêts soutenus par elle, contredirait l’ordre du monde, qui, étant une œuvre de sagesse, ne peut être une œuvre d’inconséquence. Un tel illogisme ne dépare pas l’harmonie des choses. Pour mériter les immolations perpétuelles de l’homme, il y a de l’impérissable dans l’univers : ce sont les lois du bien et du mal qui ont précédé toutes les générations et leur survivent, doivent régner sur toutes et que chacune des races humaines a mandat de respecter. Si les patries méritent le dévouement infini de leurs fils, c’est comme les protectrices temporaires de ce droit perpétuel : et tous les sacrifices, même celui de la vie, sont purifiés et ennoblis par cette collaboration à l’immortalité.

Les plus ignorants des pêcheurs étudiés par Kipling savent cela. Dans le conflit engagé, ils n’ignorent pas qu’il s’agit de ces lois inviolables, offensées par toute l’Allemagne et défendues par toute l’Angleterre. Ils ont la certitude que, même pour le triomphe de l’Angleterre, même pour le châtiment de l’Allemagne, ils ne peuvent rien entreprendre contre ces lois. Là est la preuve décisive que les hommes les moins complétés par la société trouvent dans leur nature même la règle de leur conduite et le secret des plus nobles volontés. Si l’égoïsme est inné, le désintéressement ne l’est pas moins.