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mer de Marmara, un vapeur poursuivi par un sous-marin anglais se défile le long de la côte jusqu’à ce qu’il arrive à la hauteur d’une ville et qu’on ne puisse tirer sur lui sans atteindre les maisons. Le sous-marin cesse la lutte et un des matelots en donne cette raison : « nous n’attaquons pas les villes ouvertes. » Ailleurs, un sous-marin émerge devant un vapeur « bondé de passagers turcs. » Quelques-uns de ceux-ci se jettent par-dessus bord. L’équipage anglais les repêche et les rend aux leurs car, dit un homme de cet équipage : « nous ne tuons pas les civils. » Dans les Dardanelles, un autre navire rencontre des boutres portant des femmes, leur permet de « poursuivre leur route, » et, attaqué par les forts des côtes, se prépare à bombarder une jetée, quand il constate qu’un hôpital la touche : « je ne pouvais tirer dessus. » Et, résumant les témoignages, le narrateur de la campagne tient à écrire : « Quelles qu’aient été la rapidité et la valeur de ces opérations au cours desquelles la vie, la mort, la destruction totale dépendent d’un geste ou d’un mot, jamais nos hommes ne firent sciemment périr les non combattants. » Homme envers le non combattant, ils se savent des devoirs envers le belligérant, et surtout dès qu’il cesse d’être dangereux. Captif, il ne leur semble pas livré à leur vengeance, à leurs insultes, pas même à leurs justes reproches contre ses plus incontestables barbaries. Ecoutez ce mot : « Naturellement on ne peut pas lui dire ses vérités, puisqu’il est notre prisonnier. » Contre le prisonnier plus de coups, même de langue : il ne pourrait les rendre. Sa faiblesse le confie non à la force mais à l’honneur, lui confère droit d’asile, et il n’est pas une victime, il est un hôte. En ces soutiers noirs de suie, et parfumés aux graisses des machines, voilà la délicatesse et son raffinement. Une telle fidélité au respect de l’homme pour l’homme, et si opposée au mépris des Allemands pour « le matériel humain, » donne droit à Kipling de conclure : « la flotte ennemie a été bloquée pour que notre œuvre de civilisation s’accomplisse sur toutes les mers. »

Sur l’une de ces mers, celle des Indes, courut un jour vers l’Occident, comme une brise sonore, l’hymne de la Jungle, chant de la même voix, qui célébrait alors la puissance matérielle des êtres. Aujourd’hui la gloire de la Jungle est passée et dépassée. Ce ne sont plus seulement quelques hommes qui