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points et des poètes pour les chanter, et que c’était à qui courrait le plus vile. Mais, ici, l’enjeu était plus gros. Dans ces chevauchées furieuses, où Béatrice d’Este se lançait à corps perdu, affrontant le cerf aux abois ou le sanglier baugé, bousculant et faisant tomber ses dames d’honneur, rester en arrière, hésiter devant l’obstacle ou reculer devant le danger, eût été, pour la souveraine en titre, un aveu de faiblesse et un fâcheux présage. La femme d’un mari si notoirement insuffisant devait être la première en tout, dans son domaine propre, si elle voulait reconquérir un peu de prestige à la communauté. Aussi, se lançait-elle aux trousses de sa jeune cousine et tante, et la dépassait-elle parfois… Même chose dans les jeux et les danses d’alors : la pala, la paume, le chapeau. Tous les jours, de nouvelles occasions de se mesurer, naissaient des circonstances et des plaisirs de la cour. Les ambassadeurs enregistraient gravement les alternatives de ce match incessant. Dans une note diplomatique du temps, on trouve : « Hier, la femme du duc de Milan et la femme du duc de Bari ont lutté : c’est la femme du duc de Bari qui a eu le dessus. »

Enfin, rivalité maternelle. Toutes les autres n’eussent été rien sans celle-là. Elles ne furent rien en réalité, et les deux cousines restèrent parfaitement unies tant qu’il n’y eut, au Castello, qu’un héritier, possible du duché de Milan, c’est-à-dire le petit Francesco, comte de Pavie. Béatrice fut une seconde mère pour lui, déclarant qu’elle n’avait que faire d’un enfant à elle, puisqu’elle pouvait jouer avec celui-là. Elle le croyait peut-être. Mais un beau jour, le 25 janvier 1493, elle eut un fils, à son tour, et ce fils, reçu avec les honneurs réservés aux enfants royaux, dans un berceau d’or, parmi les démonstrations joyeuses de tout un peuple, fut considéré par les amis du More comme un héritier présomptif. Dès lors, tout changea. Il ne fut plus possible aux deux cousines de se dissimuler qu’elles étaient rivales, puisqu’elles avaient pour leurs deux fils la même ambition, laquelle ne pouvait être satisfaite, chez l’une, qu’aux dépens de l’autre. Encore, si le duc de Bari avait mis à ses projets quelque sourdine ! Tant qu’il avait été seul, célibataire, auprès de son neveu et de sa nièce, il s’était contenté des réalités du pouvoir, dédaignant ou ajournant les honneurs. Mais, en lui, le mari avait montré déjà moins de réserve : le père n’en montra plus du tout. La venue au monde du petit