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Ercole fut claironnée comme celle d’un dauphin ; pendant six jours, les cloches sonnèrent, des processions d’actions de grâces cheminèrent par toutes les églises et monastères de la Lombardie. Les prisonniers pour dettes furent élargis. Les couleurs du More flottèrent de toutes parts. On n’en avait pas tant fait, deux ans auparavant, pour le véritable héritier du trône ! C’était trop évident pour échapper aux regards d’Isabelle d’Aragon, et quand elle n’y aurait pas pris assez garde, sa belle-mère, Bonne de Savoie, était là pour lui signaler les moindres symptômes, avec la haine vigilante qu’elle gardait à l’usurpateur.

Pour comble de disgrâce, la Destinée, voulant sans doute faire éclater à tous les yeux la rivalité des deux princesses, leur apporta, dans la même semaine, dans le même lieu, à chacune, un enfant. Mais, tandis que Béatrice accouchait d’un « beau garçon, » c’est une « pauvre fille » qui échéait à Isabelle. Les deux jeunes mères furent complimentées en même temps ; mais il était naturel que la venue d’une petite princesse ne fût pas célébrée avec le même éclat que l’apparition d’un petit prince, surtout d’un premier-né. Ce fut. donc devant le lit de Béatrice, à la Rocchetta, que défilèrent les ambassadeurs, les conseillers et les notables de la ville, et c’est dans ses appartements que la foule s’écrasa pour admirer l’exposition des cadeaux qu’on lui avait faits à cette occasion, visibles derrière des barreaux de fer et dûment gardés par des sentinelles en armes. Isabelle d’Aragon, ce jour-là, dans son immense et déserte « Corte Ducale, » n’eut que le rebut des visiteurs, ou quelques-uns de ces distraits qui, dans toute cérémonie, se trompent de porte. De même, quand l’astrologue de la cour, sans lequel on n’osait pas mettre un pied devant l’autre, eût décidé que les deux accouchées pouvaient faire leur première sortie et aller à Sainte-Marie des Grâces, remercier le Ciel, en grand équipage et toutes couvertes de brocart d’or, de soie, de fourrures et de perles, c’est Béatrice qui attira tous les regards.

Dès ce jour, le caractère d’Isabelle ne fut plus le même. Il y a des vanités qui ne viennent qu’aux mères et aussi des volontés. La princesse de Naples avait pu se résigner à être la femme d’un mannequin, sur le trône, de Milan : elle ne se résignerait jamais à ce que son fils ne fût pas le maître.