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naissance de sa fille Bona, une robe brodée de livres et de lettres savantes. Elle n’avait pas fui, comme les autres Sforza et comme le lui conseillait Ludovic le More. Elle n’avait voulu ni lui confier son fils, qu’il offrait d’emmener avec lui en Allemagne, ni partir elle-même pour Gênes, où l’attendaient les galères du roi de Naples. Seule de tous les princes, elle était restée dans le grand palais désert. Elle s’y cramponnait, non pas avec l’entêtement du désespoir, mais avec la joie de la délivrance. L’invasion, à ses yeux, n’était pas une menace, ni pour sa sécurité, ni pour la sécurité de ses enfants : c’était la liberté, le salut et, peut-être, la restauration. Que ferait le Roi du duché de Milan ? Il n’y pourrait régner en personne : il en donnerait la garde à un prince et le prince le mieux désigné l’héritier légitime, son enfant à elle, était là !

Il suffisait, pensait-elle, que cet enfant plût au maître tout-puissant, pour que cette couronne, si longtemps convoitée, lui revînt enfin… C’était un bel enfant, à cette époque, que le duchetto. Son portrait, par Bernardino dei Conti, aujourd’hui au Vatican, nous l’atteste. Avec son capuchon de cheveux blonds qui ondoient, sa ferronnière épaisse d’orfèvreries, une fine plume d’oiseau plantée sur le front, ses manches à crevés, son profil joufflu et insolent, son petit poing serrant une petite dague, il faisait déjà bonne figure de duc. « Un ange ! » disaient les contemporains. En tout cas, il paraissait tel à sa mère. Elle l’amena, toute radieuse et confiante, à Pavie, saluer Louis XII au milieu de sa cour, persuadée qu’il lui plairait et reviendrait duc de Milan. Il lui plut, en effet, mais il ne revint pas. Il ne revint jamais. Le Roi le garda auprès de lui, en tutelle, prisonnier fort choyé et honoré, tandis qu’il renvoyait sa mère à Milan, dans un exil doré, infiniment respectée, habiter le palais de Marchesino Stanga. Il les séparait donc, lui aussi, comme les avait séparés Ludovic le More. Elle put, une fois, venir embrasser son enfant avant son départ pour la France, puis ce fut fini. Elle ne devait plus le revoir…

De tous les malheurs qui avaient jalonné la route, déjà si rude, parcourue par cette femme de vingt-huit ans, celui-là était le plus inattendu, le plus foudroyant et le plus irréparable. C’était « le malheur » par excellence, non plus par comparaison, mais absolument, et sans consolation possible. Comment cela était-il arrivé ? Il faut, pour le comprendre, se