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nous sont nécessaires, une paillasse pour s’étendre, du papier pour écrire des lettres, un livre où jeter les yeux. Suivant l’humeur du moment, tantôt nous descendons dans les profondeurs de la route, emportant notre téléphone ; tantôt nous demeurons sous notre plafond de gravats, par paresse, dégoût de bouger, ennui d’abandonner cette ombre de logis, ce fantôme de confort, résignés au destin, sans avoir d’ailleurs l’illusion que ce destin nourrisse à notre endroit des intentions particulièrement favorables.

Je ne sais pourquoi, mes compagnons sont persuadés que l’attaque engagée ne réussira pas et que nous sommes bombardés d’une façon effroyable, sans utilité pour personne. Pourquoi se font-ils cette idée ? Ils seraient, les uns et les autres, bien incapables de le dire. C’est l’esprit désenchanté de la nature paysanne qui élève en eux sa voix. Au reste, cette vue sombre des choses ne leur enlève rien de leur sang-froid stoïque. En toutes circonstances ils se conduisent comme s’ils étaient soutenus par la plus grande n’anime intérieure. L’acceptation courageuse de tout ce qui peut nous arriver leur est aussi naturelle que leur instinct pessimiste. Dans leur sacrifice obscur, ils réalisent à la lettre, et bien sans le savoir, la maxime de Guillaume d’Orange : « Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »

Au milieu de ce déchaînement de la mort autour de nous, il semble que l’esprit, comme le corps, cherche à tenir le moins de place, à disparaître, à se faire oublier ; on ne pense à rien, on attend. Si même des remous inconscients vous apportent une idée qui, en d’autres saisons, pourrait vous faire réfléchir, on l’écarte comme importune. L’existence quotidienne se poursuit dans notre trou avec sa platitude ordinaire : nous marquons de la mauvaise humeur, si le café est froid, si le cuisinier n’a pas versé dans nos gamelles assez de légumes ou de viande. Le moment de notre relève continue de nous occuper, comme si cette heure devait infailliblement sonner. On dirait, à nous entendre, que l’effet le plus calamiteux de ce bombardement puisse être, au pire, de couper le téléphone. Ni les uns ni les autres, nous ne pensons sérieusement que nous puissions être tués. Sans doute on est étonné d’échapper à ces rafales, mais on ne peut se résoudre à croire que, depuis qu’on est au monde, tous vos pas, toutes vos actions, tout ce que vous avez aimé,