Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/573

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


18 mars 1894.

Ce n’a pas été long.

J’ai tenté de m’évader, je n’ai pas réussi.

Mes lettres parties, j’étais heureux comme un affranchi.

Je vais au théâtre où Ferrier et le marquis de Castellane avaient une lecture. Pendant le premier acte, de Ferrier, Monval me passe un papier : Roujon est là, il attend la fin de l’acte.

Je le trouve ronge et consterné.

— À quoi pensez-vous ? me dit-il. C’est impossible ! Ah ! mon cher ami. Vous parlez ! C’est une bombe !

— Elle ne tuera personne et fera un heureux.

Nous prenons rendez-vous pour six heures et demie au ministère.

J’entre à l’heure dite dans le cabinet de Hecq et bientôt arrivent Spuller et Roujon. Spuller, très paie, très ému, me prenant les mains, me pressant, faisant appel à mes souvenirs d’amitié, à mon dévouement pour la Comédie.

— Ce n’est pas digne de votre caractère, vous avez l’air de faire Charlemagne après un succès… Que faites-vous faire à la Comédie ? Un saut dans l’inconnu ! Vous ne pouvez pas faire ça ! J’étais au Sénat. Je ne songeais qu’à votre lettre. C’était un coup de massue sur la tête. Vous ne m’aviez jamais fait entrevoir cela ! Je sais bien que vous avez l’appétit d’écrire et je vous en estime…

— Monsieur le Ministre, je n’ai pas de fortune, la situation d’administrateur est avantageuse, et pourtant je n’ai qu’un désir : reprendre ma plume !

Évidemment il m’approuve, le littérateur qui est en lui m’approuve. Mais l’ennui que je lui apporte est trop gros. Il insiste. Il me prend par les sentiments. Trente ans de vie côte à côte !

— Je vous le demande pour moi. Vous ne pouvez pas me faire ça.

Et la voix est tendre, pressante…

Je suis un sentimental. Je le lui dis : Et je cède !

Il me saute au cou.

— Vous êtes un brave homme !

Roujon m’embrasse après lui. Tout est dit. Latude est réintégré à la Bastille.