Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/695

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A une cérémonie de la Cour, où elle se trouvait près du prince Rudolf Lichtenstein et de son cousin Henry, alors ambassadeur d’Autriche en Russie, elle entendit leur conversation. L’ambassadeur, sincère ami des Russes, disait qu’il sentait sa situation très ébranlée, parce qu’il y avait dans la politique autrichienne une volte-face qui rendait la position plus que difficile pour un homme de la vieille école comme lui. Il ne doutait pas des intentions pacifiques de Goluchowski, ni de sa bonne volonté. Mais le terrain était miné sous les pas du ministre, et on travaillait aussi d’en haut contre lui (il faisait allusion à François-Ferdinand, sans doute) :


Je puis vous le dire, poursuivait l’ambassadeur, on fait tout ici pour provoquer la Russie, Puissance que je considère et considérerai toujours comme absolument pacifique et bien intentionnée à notre égard… Vous tous ici, et en particulier dans cette maudite Allemagne, comptez sur la désorganisation russe. Mais si jamais la Russie se rend compte que vous la trahissez, soyez assurés qu’elle se lèvera comme un seul homme et qu’elle vous battra, comme vous l’aurez mérité par votre politique de suicide.


Son cousin reprit avec animation :


Politique de suicide, c’est bien le cas de le dire ! Avec notre population, dont les trois quarts sont slaves ou d’origine slave, nous nous précipitons, les yeux fermés, dans une politique antirusse, antislave. Et, comme vous le dites avec raison, il n’y a guère que Goluchowski et une poignée d’honnêtes gens qui essaient de s’opposer à cette folie, et de maintenir la paix et l’ordre. Je ne vois pas où tout cela peut nous conduire, si ce n’est à la ruine. L’Empereur se désintéresse de plus en plus des affaires. Dans un cas sur deux, il répond : « Adressez-vous à François-Ferdinand. Cela l’aidera à attendre décemment que je sois mort. C’est à lui qu’il faut vous adresser : je suis fatigué ! » Et François-Ferdinand exploite l’apathie du vieillard et forme un parti puissant, — et croyez-moi, c’est un parti de la guerre. Il groupe toute la jeunesse ambitieuse autour de lui. Par malheur, l’Autriche est pleine d’ambitions déçues. François-Ferdinand exploite tous les mécontentements. Chose étrange, d’ailleurs : il déteste vraiment l’Allemagne et son empereur. S’il était assez fort, il aimerait mieux le combattre. Mais comme ils sont là-bas assez forts, en fait, pour être inattaquables, il travaillera avec lui jusqu’à ce que cela lui apporte une guerre au cours de laquelle il puisse s’élever à la popularité. Après s’être fait haïr d’un