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belle, espérez-vous, par hasard, que la Russie va un peu mieux ? Pour moi, j’espère, nous espérons tous en Autriche, que cela ira de mal en pis pour elle. Notre seul intérêt est de l’avoir affaiblie, jetée à genoux. » Elle se contenta de quitter la salle, contre toute étiquette. Mais l’archiduc n’avait pas compris ou ne voulait pas comprendre. Il revint a la charge, quelques jours plus tard, sans s’adresser directement à la dame d’honneur : « Boni Bon ! La Russie encore battue, — ses meilleurs navires coulés, hurrah ! bravo pour les Japonais ! Ils sont en train de travailler pour nous d’une façon magnifique ! L’empereur d’Allemagne doit être content aussi. Voilà un joli bâton dans les roues du « péril slave, » autrement plus prochain, autrement plus dangereux que le péril jaune, Hurrah ! hurrah ! »

A l’accueil que reçut ce morceau d’éloquence, il était manifeste qu’il répondait au sentiment général de l’entourage. La gouvernante française des enfants de l’archiduc, une Alsacienne, Mlle Ulrich, s’étonna que la jeune dame d’honneur pût l’entendre sans protester. Mais le discours ne s’adressait pas à elle personnellement et elle préférait attendre, sûre que l’occasion se représenterait. Elle ne se trompait pas.


Deux jours plus tard, après le dîner, comme toute la famille était rassemblée avec les suites, l’archiduc vint à moi ; il tenait à la main le journal du soir et le brandissait devant mes yeux : « Lisez ! Lisez ! Oh ! Oh ! pourquoi ne sommes-nous pas suffisamment forts, suffisamment prêts pour leur tomber sur le dos maintenant ! Maintenant ! pour aider les Japonais à anéantir le colosse ! Quel jour pour l’Autriche ! Quel jour pour la maison des Habsbourg, quand nous serons capables d’édifier un immense empire sur les ruines des possessions du Tsar !


Cette fois, la jeune dame d’honneur répondit. Elle donna même sa démission ; — et elle resta. On lui avait fait des excuses ; on lui avait déclaré que tous ces propos étaient des plaisanteries ; et elle savait bien, par ailleurs, que personne en Russie ne voulait croire a l’hostilité de l’Autriche ; elle resta parce qu’elle était jeune, jolie, assez choyée, en somme. Et elle prit comme devise : « Goûtons les biens que les dieux nous envoient. »

Il ne s’ensuit pas qu’elle cessât d’écouter ni de saisir les choses intéressantes qui passaient à sa portée.