Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/711

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des innocents ; aussi, quelle honte de lui-même, au souvenir des lâchetés commises ! et quelle colère contre l’homme qui l’avait forcé d’être lâche !… » C’est possible. En tout cas, les Histoires sont le récit, l’évocation d’une espèce de cauchemar. Tacite a vu, sous le règne des pires empereurs, des vertus parfaites fleurir : des mères accompagnaient leurs enfants pourchassés ; des femmes suivaient leurs maris en exil ; des esclaves montraient, jusque dans les tortures, la plus admirable fidélité ; des hommes célèbres mouraient comme les héros de l’antiquité. C’est une horrible chose de constater que les vertus les plus parfaites ont pour condition le malheur et le crime. Tout cela, toute une époque, Tacite en a souffert d’autant plus qu’il était sensible infiniment. Ses phrases ne sont pas oratoires ou coquettes : elles sont frissonnantes.

Il a souffert aussi dans son orgueil de Romain. Quand il parle de Rome, de l’État, de l’Empire, le ton s’élève et les mots ont une majesté imposante. Et, quand il parle de la décadence de Rome, les mots frémissent de sa colère et de sa douleur… Il vient de raconter l’incendie du Capitole : « C’est, depuis la fondation de la ville, la calamité la plus déplorable et honteuse qui soit arrivée à la nation romaine. Sans ennemis du dehors, et les dieux nous étant propices, — autant que le permettaient nos mœurs, — la demeure de Jupiter très bon et très grand, fondée et consacrée par les ancêtres’, gage de l’Empire, que ni Porsenna tenant Rome à sa merci ou les Gaulois maîtres de Rome n’avaient touchée, fut détruite par la fureur des princes ! » A chaque instant, ces mots reviennent, dans les Histoires : sine publica cura, non reipublicæ cura, contra decus imperii. Les gens sont vils ; ce que Tacite ne leur pardonne pas, c’est de mépriser le bien de l’État, le salut de Rome, l’honneur de l’Empire. Après qu’il a décrit les misères de l’Empire à l’avènement de Galba, l’année commence, la dernière année de Galba et de Vinius et, peu s’en fallut, la dernière de Rome, reipublicæ prope supremum.

Les calamités perpétuelles, entassées les unes contre les autres, l’une finie à peine, l’autre qui survient, c’est la peinture qu’il a faite. Les causes ? Rome était florissante naguère : elle est au supplice. Les causes ? Si Tacite n’a point cherché les causes, les philosophes de l’histoire diront qu’il n’est pas un historien, mais un peintre et, si l’on veut, « le plus grand peintre de l’antiquité. » Tacite a cherché les causes : les a-t-il trouvées ?… Une phrase de lui, très singulière, vaut qu’on la regarde. « Avant d’aller à mon propos, dit-il, je dois rappeler quelle était la situation dans Rome, l’esprit des armées, l’état des