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provinces, dire ce qu’il y avait, dans le monde entier, de sain, de malade, afin qu’on ne sache pas seulement les faits et les événements, fortuits-presque toujours, mais aussi leur raison, leurs causes : ut non modo casus eventusque rerum, qui plerumque fortuiti sunt, sed ratio etiam causæque noscantur. » Si les faits et les événements sont fortuits, qu’allez-vous donc chercher les causes ? La phrase est contradictoire en ses deux parties. Contradictoire par mégarde ? Non : toute la philosophie de l’histoire selon Tacite est là, en termes succincts. M. Courbaud donne ce commentaire : « Entendez par ce dernier membre de phrase, qui n’a pas toujours été bien compris, que les péripéties et l’issue des événements sont chose douteuse et dépendent du hasard. On ne peut les prévoir ; on les constate seulement. Mais aucun événement ne se produit sans cause ; et cela, l’étude des causes, relève de la raison. Ainsi, l’on ne pouvait affirmer à l’avance quelle tournure prendrait la révolte de janvier 69, si elle serait favorable à Othon et contraire à Galba : toutes les révoltes n’ont pas le même succès. Mais on pouvait être certain que le mécontentement des prétoriens, la défiance du peuple à l’égard d’un prince si différent de Néron, bref l’état des esprits et des mœurs amènerait la révolte. » A mon avis, ce n’est pas assez dire, et la pensée de Tacite va beaucoup plus loin dans le secret de la réalité qu’il examine. Il admet que les événements humains dépendent les uns des autres et, pour ainsi parler, descendent en file continue la ligne des causalités. Il y a des causes, il y a des effets : on ne peut changer l’ordre et la place des événements. Cette maxime générale et qui a son application dans tous les temps, il ne l’écarte pas. Mais, ce qu’il voit, c’est qu’en son temps les causes continuent d’agir probablement : c’est aussi que les effets ont, en quelque sorte, l’air d’avoir éconduit les causes, de s’être émancipés, de surgir on ne sait pas d’où, enfin de naître tout seuls. Tacite ne concilie pas, comme fait M. Courbaud ; les termes de la contradiction ; mais il les oppose, disant : — Voyons les causes, — et le hasard des effets.

La séparation des effets et des causes, et le caprice des effets, tandis-que les causes travaillent sans plus gouverner les effets, cela revient à dire que l’absurdité s’est mise dans les destins de Rome. L’absurdité dans Rome : ces mots jurent ensemble. Rome avait précédemment la solidité la plus raisonnable ; et Rome était, en quelque sorte, la raison. La raison romaine était manifeste dans la vie romaine, dans les lois romaines et dans la langue romaine. La période oratoire, qui range-autour de l’idée principale les idées secondaires, qui ordonne les