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arguments vers la conclusion, c’est un système de pensée logique et pareille à la réalité si la réalité se développe elle aussi conformément à la logique. Mais la réalité devient absurde !

Et Tacite invente une langue nouvelle. C’est, dit M. Courbaud, « le désir d’innover… Un courant général portait le siècle vers le rajeunissement, la nouveauté… » C’est aussi qu’une langue soumise aux règles d’une logique impérieuse ne suffit pas à la peinture de l’absurdité. Une cause qui déroule normalement ses effets trouve son image dans les lentes évolutions d’une phrase périodique ; la révolte des effets secoue la phrase et la brise : les morceaux de la phrase, vous n’avez plus qu’à les juxtaposer dans le désordre, — mais dans le désordre véritable, — des effets. Une âme qui obéit à la raison lie ses idées, ses sentiments au gré de la même logique à laquelle obéissent les éléments d’une phrase périodique : non pas une âme bouleversée.

« Je vais développer les origines et les causes… » dit une fois Tacite. Les origines et les causes de la révolution que les Vitelliens ont excitée…Puis, c’est une inconcevable folie dans laquelle se perdent les causes.

« Suscepere duo manipulares imperium populi romani transferendum, et transtulerunt… » Il y a cette immensité de l’Empire romain ; et il y a deux méchants soldats. Les deux soldats ont assumé la besogne de passer à qui leur chante l’immensité de l’Empire romain : les deux soldats ont réussi. Voilà ce qu’on voit, l’absurdité qu’on a sous les yeux. Et les gens : les uns des bandits, les autres quasi honorables ; fous, les uns et les autres. Leurs velléités se succèdent, se remplacent ou bien se heurtent, se détruisent.

L’art de Tacite et sa pensée ou sa philosophie de l’histoire, l’intelligente vision qu’il a eue de son époque et le désespoir qu’il en a éprouvé sont dans un tel accord ensemble, et dans un tel accord avec les mots hardis et tumultueux qu’il emploie, avec la syntaxe étonnamment libre, — et qui est une syntaxe pourtant, — à laquelle il sait le soumettre, qu’on a grand tort de chercher ailleurs qu’en lui, ailleurs qu’en son génie et ses volontés le commentaire de son œuvre. L’élève des rhéteurs, le liseur à la mode, non ! Mais le peintre extraordinaire d’un désordre énorme et subtil, désordre de toutes choses, désordre des âmes futiles et désordre de l’Empire romain ; l’historien qui a le plus amèrement compris que l’Histoire est une épouvantable histoire et qui a enseveli dans un linceul d’étrange beauté le honteux désastre de Rome.


ANDRE BEAUNIER.