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des arrière-gardes autrichiennes, il a décidé de revoir aujourd’hui même la Comina : et il n’est pas aisé de le faire changer d’avis[1].

Parvenu à la carlingue… Mais quoi ! décrirons-nous l’envolée d’un avion ? Cette fois, c’était l’auteur des Laudi qui quittait le sol… Ah ! je me l’étais bien juré, pourtant, de ne point songer à Pégase !… Et puis, au dernier moment, quand les roues se sont détachées de l’herbe, je n’ai pu m’en empêcher.

L’attente du retour fut longue, bien longue… Tout à coup, tandis que nous guettions les moindres frissons de la nue, il y eut alerte au rivage. Sous les canons du fort, au milieu d’un silence impressionnant, un torpilleur portant le drapeau blanc entrait lentement dans la passe, où le guidait un petit monstre de guerre, nommé Mas. Quoi donc ? Un bateau de la flotte autrichienne qui se rendait ?… Renseignements pris, ce n’étaient que des envoyés de Parenzo, qui venaient demander de l’aide et du pain. Mais en- ces minutes encore, l’aile de la Victoire caressait la lagune.

De nouveau, le temps passe. L’inquiétude nous prenait, la clarté baissant déjà, quand un murmure nous parvint du ciel : « Le commandant !… » Et chacun de courir.

L’avion se précise, tournoie au-dessus du champ comme un faucon sur la proie, puis s’abat, et se pose. La foule s’empresse… Du haut de la carlingue élevée comme une chaire, d’Annunzio pâli par le vent des nuages, les yeux agrandis encore, hirsute et comme farouche sous ses lainages, brandissait entre ses gants énormes un gouvernail d’avion où était peinte une croix noire, et s’écriait en italien, d’une voix que je reconnus à peine : « Dix, mes gars, nous en rapportons dix pareilles ! Dix croix d’Autriche, ramassées à la Comina ! Et du butin tant qu’on en veut ! La canaille est en débandade ! Nous avons revu les payses, vos amies de l’année dernière… » C’était le triomphateur haranguant la tribu !

Moins d’une heure après, le canot automobile nous

  1. Gabriele d’Annunzio croit moins au danger qu’à ses fétiches, dont il emporte avec lui une grosse bourse pleine : balles qui devaient le tuer, fragments de mitraille, etc. Et quant au péril… Une bombe autrichienne, tombée tout près de lui, ne cassa qu’une verrerie fragile en sa chambre : or, le lendemain même, il allait en avion voler sur Pola, et laissait choir sur le quai du port les fragments du vase brisé, enfermés dans un joli petit sac, avec sa carte. Ces insolences sont pour lui le sel de la vie.