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ville en ville, se manifeste à nos yeux sans qu’ils s’y blasent un instant. Je cours de Metz à Strasbourg, ce 21 novembre, entre la lamentable ligne des tranchées allemandes abandonnées en déroule, et les bourgs en liesse où s’installent nos soldats.

Plus que les citadins même, en ce moment, les paysans sont beaux à voir. Ces villages lorrains vivaient avant la guerre dans un calme qui trompait. À la campagne, surtout en Lorraine, on se manifeste peu : un paysan de chez moi médisait : « Ici on ne crie ni Vive ni A bas ! » Ceux d’entre nous qui visitaient tel gros bourg ou tel petit village des environs de Château-Salins, de Dieuze, de Morhange, de Saint-Avold ou de Sarrebourg. ne rapportaient, en fait d’impression rassurante, que cette constatation, toute pareille à celle que me permettaient, je l’ai dit, les salons de Colmar et de Mulhouse : « Ils restent Français. » Le fond rural ne change point : ces gros fermiers et leurs valets étaient des Lorrains, qui par la langue inaltérée, l’accent chantant, les patois locaux, les expressions courantes, la physionomie rude et forte, la tenue, les coutumes, les procédés de culture, les croyances restées religieuses, étaient tout semblables à leurs cousins des environs de Saint-Nicolas, de Lunéville, de Blamont, de Badonviller ; la Seille, le Sanon, la Vezouze, qu’est-ce ? Des riviérettes larges de quelques pieds. Seul un Rhin peut séparer des races. Qu’ils fussent chagrins d’être retranchés d’une communauté à laquelle tout les apparentait, — même la forme de leur charrue, — cela était visible ; qu’ils en fussent désespérés, il n’y paraissait point, parce que ce sont gens modérés en leurs sentiments et rendus prudents à l’usage. Ils ne s’extériorisent point.

Mais ce 21, ils étaient tous, le cas est de le dire, hors d’eux, secoués qu’ils avaient été sur toute cette ligne par un grand frisson de joie, lorsque l’avant-veille, la veille, des soldats français, franchissant joyeusement la frontière anormale, étaient arrivés chez eux. Il n’y avait pas ou partout de grandes » entrées, » comme cette fête de Château-Salins dont tous s’entretenaient, cette belle débauche de larmes de joie, ces embrassades prodiguées aux drapeaux par les vieux et les femmes. Mais chaque village avait vu passer, qui des chasseurs, qui des zouaves, qui des biffins, qui des canonniers, et restait disposé à en bavarder, insolite disposition en ce pays où le silence est d’or. Le départ des Boches leur demeure d’ailleurs un souvenir presque