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ni l’ampleur ni l’éclat qu’elle allait prendre à quelques années de là avec Jean-Jacques. Elle est incomplète, parce qu’il n’a vécu que trente-deux ans et sans beaucoup se répandre dans le monde. Du moins est-elle vigoureuse. Elle est le résumé de sa propre expérience, le sommaire de ses déconvenues et de ses dégoûts. Dans ces « Réflexions » de portée générale dont il s’est fait une habitude, dans ces « Caractères » étiquetés d’un nom grec ou romain, dans ce style qui veut être impersonnel, on sent à toute minute le frémissement de son âme blessée.

Il peint la famille aristocratique et ses étroitesses d’esprit dont à seize ou dix-huit ans il a eu tant à souffrir. Il peint un jeune gentilhomme qui a du goût pour l’étude et qui passe une grande partie de ses nuits au travail. Le père, Anselme ou bien Oronte, survient, lui déclare qu’un gentilhomme ne doit lire que l’histoire de sa maison sous peine d’en être le déshonneur, lui brûle ses papiers et ses livres, et, moqueur, l’invite à se consoler avec une fille d’opéra.

Le régiment ne lui a pas laissé des souvenirs moins amers Les portraits de Thersite et de Lentulus, le morceau intitulé : Sur les armées d’à présent, sont d’âpres réquisitoires fortement documentés. Peu sensible aux élégances de la « guerre en dentelles, » il s’indigne qu’un camp soit un autre Versailles où tout est donné à la naissance et à la faveur, où les courtisans et les intrigants pullulent, où les chefs mènent bruyamment la vie de plaisirs et contraignent leurs subordonnés à d’inutiles dépenses, où l’on fait toilette, où l’on joue, où l’on soupe, où l’on se ruine, où l’officier pauvre est condamné à s’endetter, où l’idée de patrie est bafouée, et où « l’on jette finement du ridicule sur tous ceux qui font leur devoir. » Il y a entendu railler jusqu’au courage, et en a conclu qu’il y était rare : peut-être ici raisonne-t-il mal. Peut-être ce jeune sage, si droit, si exempt d’ironie, prenait-il trop au sérieux un ton de moquerie fort à la mode au siècle de Voltaire, et qui ne sera jamais démodé chez nous. Rien de plus français que de railler l’héroïsme en se faisant tuer héroïquement, et si nos « poilus » ont montré qu’ils le savaient, j’imagine que les vainqueurs de Fontenoy ou de Lawfeld s’en doutaient déjà.

Il n’était évidemment pas l’homme des petits soupers. Il n’a fait qu’entrevoir les mondains. Il ne leur pardonne pas leur