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rôle souvent cruel que le hasard joue ici-bas, son enquête l’a conduit d’abord aux plus douloureuses conclusions :


Je dirai une chose triste pour tous ceux qui n’ont que du mérite sans fortune : rien ne peut remplir l’intervalle que le hasard de la naissance ou des richesses met entre les hommes... La vie n’est qu’un long combat où les hommes se disputent vivement la gloire, les plaisirs, l’autorité et les richesses. Mais il y en a qui apportent au combat des armes plus fortes, et qui sont invincibles par position ; tels sont les enfants des grands, ceux qui naissent avec du bien, et déjà respectés du monde par leur qualité. De là vient que le mérite qui est nu succombe...


Le thème est le même et l’expression plus frappante dans la page où il s’est peint sous le nom de Clazomène. On n’a pas le droit de ne pas la citer quand on essaie de le définir.


Clazomène a fait l’expérience de toutes les misères humaines. Les maladies l’ont assiégé dès son enfance, et l’ont sevré dans son printemps de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hauteur et de l’ambition dans la pauvreté ; il s’est vu dans ses disgrâces méconnu de ceux qu’il aimait ; l’injure a flétri son courage, et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre de vengeance. Ses talents, son travail continuel, son application à bien faire, son attachement à ses amis n’ont pu fléchir la dureté de la fortune. Sa sagesse même n’a pu le garantir de commettre des fautes irréparables ; il a souffert le mal qu’il ne méritait pas, et celui que son imprudence lui a attiré. Quand la fortune a paru se lasser de le poursuivre, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, la mort s’est offerte à sa vue ; elle l’a surpris dans le plus grand désordre de sa fortune ; il a eu la douleur amère de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes et n’a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l’on cherche quelque raison d’une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs très habiles se ruinent au jeu pendant que d’autres hommes y font leur fortune ? ou pourquoi l’on voit des années qui n’ont ni printemps ni automne, où les fruits de l’année sèchent dans leur fleur ? Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles : la fortune peut se jouer de la sagesse des gens courageux, mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage.