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le monde. S’il eût vécu jusqu’à la Révolution, il est certain qu’il n’en eût pas tout approuvé. La noblesse ne lui semblait pas un préjugé, il croyait qu’elle avait un rôle essentiel à jouer, et il ne regardait le rêve d’égalité absolue que comme une chimère irréalisable. Mais il est certain aussi, et son œuvre le crie à chaque page, que dans la vieille France monarchique mainte chose heurtait son esprit de justice, qu’il aspirait à une transformation profonde de la société, et ne doutait pas de l’avenir. Il croyait au progrès, parce qu’il ne désespérait jamais de l’homme, parce qu’il attendait tout sinon de notre raison, du moins de nos généreux instincts. Et si la postérité n’a retenu de lui que six mots : « Les grandes pensées viennent du cœur, » du moins sont-ils bien le résumé de sa mâle et miséricordieuse doctrine.


V

Dans l’histoire de la pensée française, Vauvenargues a une importance qui ne se peut nier.

Il n’était pas irréligieux, et ceux de ses contemporains qui ont prétendu après sa mort l’enrôler dans le parti des « philosophes, » ont agi avec une mauvaise foi que son consciencieux éditeur Gilbert a depuis longtemps dénoncée. Une âme comme la sienne ne peut être celle d’un athée. Mais sa morale n’en est pas moins toute laïque ; elle n’essaie pas de résoudre l’énigme de notre être, et ne cherche pas ses sanctions dans le ciel. Elle est une réhabilitation de la nature humaine. Elle tend uniquement à rendre à l’homme, avec le sentiment de sa dignité et de sa force, la pleine conscience de ses devoirs envers lui-même et envers les autres. La leçon était opportune à l’heure où il l’a donnée. Il était très bon et très nécessaire à pareille date que quelqu’un vînt réagir contre le pessimisme chrétien, contre Pascal qui n’avait dit qu’avec trop d’éloquence le peu que nous sommes et la vanité non seulement de tout « divertissement, » mais de tout effort et de toute action, et, d’autre part, contre Fontenelle, contre le scepticisme mondain qui desséchait et stérilisait les cœurs, et menait l’homme à se désintéresser de la grande tâche humaine. Il fallait que quelqu’un vint rassurer et vivifier les cœurs, rallumer la flamme de vie. Si tel a été après 1750 le rôle de Jean-Jacques, tel avait été d’abord celui