Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/549

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’improvisent ici les femmes, et qui, dans leur naïveté, expriment un attachement si tragique à tant de choses menacées, aux marchés bombardés par nos avions, aux kasbahs abandonnées, aux tentes, aux troupeaux qu’on emmène toujours plus loin dans la montagne, au coin de la forêt où l’on allait faire du bois, à la source, au pâturage, — lamentations touchantes, orgueil d’un combat heureux, brûlant désir de continuer de vivre comme on a toujours vécu :


O Aïcha ! O Doho ! O jeunes filles ! — Si Roumi je dois être, — Qu’ai-je besoin de moutons ? — Qu’ai-je besoin de l’étrier — où j’engage mon pied ?


C’est tout cela et bien d’autres choses encore que nous ne savons pas ou que nous ne pourrions comprendre, qui forment le prestige de ce personnage singulier, que mon compagnon de voiture a vu, un jour, de loin, se retirant dans la montagne après un combat malheureux, au pas de son grand ambleur gris, avec, pour toute escorte, un serviteur cramponné à la queue de sa monture, et qui portait derrière lui, au bout d’un long bâton, un petit drapeau jaune...

Qu’y a-t-il donc dans ces montagnes, torrides en été, glaciales en hiver, pour inspirer à tous ces gens tant d’acharnement à les défendre ? Depuis que nous leur avons interdit l’accès des plaines où ils descendaient aux derniers jours de l’automne pour se mettre à l’abri des rigueurs de la saison et mener paitre leurs troupeaux, leur existence est devenue terriblement difficile. L’hiver est dur sous la tente toute chargée de neige ! Et la plupart, ils sont à demi nus, n’ayant d’autre vêtement qu’une simple djellaba de laine... Comment faire vivre les troupeaux, les bœufs, les moutons, les chèvres, quand tout disparait sous la neige ?... On en voit conduire leurs bêtes jusqu’à portée de nos canons, en pleine zone balayée par nos obus et par nos mitrailleuses, risquant la mort plutôt que de voir le bétail mourir de faim... La misère, la maladie les ravagent, assurent nos médecins qui les voient défiler dans les infirmeries des postes, — car si hostiles qu’ils soient, ils y viennent, et en grand nombre, demander qu’on les soigne... « Voilà dix ans que je leur fais la guerre, me dit mon compagnon de route, l’ancien officier instructeur des tabors chérifiens, et je crois bien les connaître. Ce sont des gens admirables. Et ce n’est ni vous ni