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C’était un jeune homme de trente-huit ans, aux yeux bleus, avec une grosse moustache brune ; il devait être très beau sous son casque de cuirassier. Il n’y avait dans sa tenue ni dans sa manière d’être aucune espèce de recherche, pas même celle de la plus extrême simplicité. Il avait cette absence complète d’affectation qui laisse entrevoir à peine une nuance de distinction exquise. Hormis cette touche subtile et presque imperceptible, il avait réussi à effacer toute trace de supériorité. Sa personne physique même démentait plusieurs des idées qu’on se fait souvent sur les signes extérieurs de la « race, » par exemple sur la pâleur dite aristocratique et sur l’affinement des extrémités. Il donnait l’impression d’un tempérament vigoureux ; il était très bon cavalier, avec des membres solides et cette indépendance d’allures de l’homme qui a beaucoup vécu à la campagne. Il ne fuyait pas la compagnie, mais s’accommodait de la solitude, ayant visiblement un ordre de pensées intimes, un groupe d’intérêts et, si je puis dire, un axe d’existence déjà bien établis et qui ne coïncidaient pas exactement avec les nôtres. Il se prêtait à tous sans avoir besoin de personne ; on devinait en lui une vie morale concentrée sur quelques objets importants, qui le rendaient bien étranger aux petites questions d’amour-propre qui font souvent le sujet des propos d’officiers.

Quand il était en confiance, sa conversation était un charme. Il avait le goût et le don de ces entretiens familiers, de ces dialogues intimes où excellent les hommes de vie intérieure et qui sont le grand moyen d’action, le signe particulier de l’éducateur et de l’apôtre. C’est à ce trait qu’ils se reconnaissent tous et c’est ce qui explique l’influence immense de certains hommes qui jamais n’ont écrit une ligne, jamais prononcé un discours. C’est dans ces moments-là qu’on connaissait Clermont-Tonnerre. Nous causions parfois de choses fort éloignées de la guerre, souvent de l’Amérique où nous avions été tous deux. Il parlait encore d’Albert de Mun, dont il avait été le disciple et l’ami, ou bien, bondissant par-dessus les temps où nous vivions, il développait l’avenir de la France après la guerre, d’une France régénérée, unie, débarrassée des haines de partis, guérie de ses mauvaises habitudes politiques, ayant retrouvé par la victoire le sens des réalités, sa foi en elle-même et son rang dans le monde. Il peignait avec éloquence cette République de ses rêves. Moments heureux de causerie