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droite j’aperçois tout le troisième bataillon déployé, puis les autres, régiments, divisions, un alignement infini, une seule vague humaine, lente, tranquille, comme à l’exercice. Alors, je me retourne : quel spectacle ! Toute la treizième, comme un seul homme, ces cent soixante-cinq paires d’yeux braqués sur moi, — quelle fierté ! Jamais je n’ai vécu une minute pareille... En bas, comme fond de tableau, le ravin d’où nous sortions s’élargissant très vite, conduisant les regards jusque dans des là-bas brumeux à perte de vue, vers Bar, la Champagne, la France : voilà ce que nous avions derrière nous, au pied de cette crête légère qui nous séparait de l’ennemi et que nous allions franchir. De l’autre côté, qu’allais-je trouver ? Je ne le savais pas encore ; mais à cet instant-là, j’ai eu cette vision très nette : nous montions, avec toute la France derrière nous, dans une lente et irrésistible ascension et, sur l’autre versant, l’Allemagne tapie, vaincue et commençant à rouler sur la pente, dans une incurable décadence... »

Magnifique image d’orateur ! La voyez-vous cette crête qui sépare deux mondes, comme placés chacun dans un plateau de la balance : d’un côté la France qui monte, non dans l’éclat heureux des charges d’autrefois, mais lentement, du pas tranquille des laboureurs, du pas fécond de l’homme qui travaille en marchant ; et dans l’autre plateau la fortune de l’Allemagne qui s’abaisse ?... Sans doute l’Allemagne n’est pas encore battue. Ce rude coup l’humilie, mais il n’est pas mortel : moins une blessure qu’un soufflet. Mais quoi ! Qu’est-ce que la victoire ? C’est la conscience de l’ascendant qu’on a conquis sur l’adversaire. Quelle conscience a été méritée par plus de labeur, plus justifiée par le succès, plus avouée par l’ennemi découragé ?

Le reste de la journée ne fut qu’une fête, une chasse. Les zouaves firent seize cents prisonniers et perdirent quarante hommes. C’est à ce jour-là que se rapportent les fameuses histoires du Ravin de la Dame, l’épisode du sergent Jullien prenant à lui seul deux cents Boches. C’est ce jour-là que se place la scène du major allemand saluant Clermont-Tonnerre par ces paroles, consacrées dans l’ordre de l’armée, hommage incomparable du vaincu au vainqueur : « Vos zouaves, Monsieur, sont les plus beaux soldats que j’aie vus de ma vie. On peut être fier de les commander. »

On sait comment finit cette journée. Comme il arrive souvent