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tout pays, une terrible affaire. Elle suffirait à absorber l’attention et la volonté des plus actifs ; l’autre tâche n’est pas moins exigeante, qui consiste à fonder une paix durable, avec les satisfactions légitimes et les garanties nécessaires, sans froissement ni refroidissement entre des peuples dont chacun a son tempérament, son amour-propre, et, — pourquoi s’en défendraient-ils ? — son « égoïsme sacré. » Pour faire face à cette double série de problèmes, les chefs d’État ou de gouvernement auraient besoin d’une double vie ; ils n’en ont qu’une, comme le commun des hommes ; ils doivent par conséquent se dédoubler ; mais, comme pour le commun des hommes, pendant qu’en eux l’une des moitiés de la personne travaille, l’autre s’arrête, et toujours une des œuvres chôme. Ainsi il y avait, vers la mi-février, les plus graves raisons pour que M. le Président Wilson ne quittât point Paris, mais pourtant des motifs sérieux l’ont appelé en Amérique. Tout récemment, M. Lloyd George aurait dû être à Londres, où il avait à parer à la menace d’une grève générale des mines et des chemins de fer, mais en même temps il devait rester ici, et ses collègues de la Conférence, par une lettre publique, lui ont demandé de faire à la paix qui devient urgente le sacrifice de son voyage. Du fait de ce dédoublement forcé, une sorte de mauvaise chance pèse sur les réunions du quai d’Orsay. Quand tous les plénipotentiaires sont là, les solutions ne sont pas mûres ; et quand les solutions sont mûres, tous les plénipotentiaires ne sont pas là. On est prêt et l’on va conclure, mais l’absent revient, il n’y a qu’à recommencer.

Laissons de côté l’inconvénient d’un autre ordre, et presque opposé, qu’il y a à ce que les chefs d’État ou de gouvernement représentant eux-mêmes leur pays dans des négociations qui forcément tâtonnent, se traînent et n’avancent que par étapes, de correction en correction : c’est que tout ce qui sort de leur bouche prend facilement un caractère définitif. Si haut que soit le personnage d’un ambassadeur, il peut toujours être désavoué par le prince : on peut soutenir qu’il a dépassé ses instructions, mais le prince ne peut se désavouer, lorsqu’il s’est fait son propre ambassadeur, qu’il ne reçoit point d’instructions, ou ne reçoit que de lui celles seulement qu’il se donne. Le voilà donc condamné ou à se lier irréparablement ou à se contredire et, ce qui est pis, à se démentir. Le voilà contraint à graver dans l’airain, sur des sujets où il faut pouvoir effacer. Le risque augmente, il se multiplie, en proportion du nombre et de la diversité des matières à régler ; en l’espèce, une foule de litiges, une foule de chances d’erreur. On s’expliqua très bien que les débuts de la Confé-