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Virton a été meurtrier. Le commandant Brunet est frappé mortellement alors que, debout, la pipe aux lèvres, il dicte ses ordres ; le commandant Favier a la tête emportée en enlevant son bataillon à l’assaut ; le lieutenant Guillo-Lohan, criblé de balles, se fait asseoir par ses hommes contre un arbre, son sabre à la main, face à l’ennemi, et meurt. Le commandant de la 15e brigade, colonel Chabrol, saisit un fusil, monte à l’assaut, et se fait tuer. Le régiment a perdu 5 officiers tués, 14 blessés, un disparu ; hommes de troupe : 9 tués, 259 blessés, 498 disparus. » Le 15 septembre, le même narrateur donne une seconde liste de 8 autres officiers mis hors de combat. Le 25 septembre, il écrit encore : « Plus de chefs de bataillon ; le lieutenant Fournier est le seul lieutenant d’active qui nous reste [1]. » — Interrogez au hasard l’un de nos vétérans sur ses plus lointaines impressions de la guerre. Immanquablement ce qu’il vous mettra sous les yeux, comme une naïve et touchante image d’Épinal, ce sera le souvenir d’un chef exemplaire, dont le plus souvent il aura oublié le nom : le capitaine, sabre haut, qui crie En avant ! — le sous-lieutenant, frais émoulu de Saint-Cyr, qui, attaqué à l’improviste, fait coucher sa section, envoie un coureur demander au chef de la compagnie l’autorisation d’ouvrir le feu, et attend, debout, un peu pâle, que le coureur revienne ; — ou, durant la retraite, le capitaine qui a mis pied à terre et chargé sur son cheval, puis sur ses propres épaules, les sacs des éclopés.

C’était là notre « caste militaire, » c’étaient là nos hobereaux, nos Junkers à nous ; et pour les avoir vus si hardis au combat, et dans la retraite si fermes et si humains, nos soldats s’étaient donnés à eux, et « le lien s’était formé, ce lien subtil qui fait la force d’une troupe, ce lien qui est autre chose que la discipline et qui fait de la discipline une chose personnelle et vivante : adhésion individuelle, successive, rapide ou lente, d’un certain nombre d’hommes à leur chef, « élection, » choix raisonné ou instinctif, reconnaissance, admiration, sympathie, attirance d’autant plus forte qu’elle se sait libre et que l’homme la forge avec tout son cœur [2]. »

  1. Alfred Joubaire, Pour la France, carnet de route d’un fantassin, Paris, Perrin, 1917, pages 32, 33, 84, 105.
  2. J’emprunte cette définition, qui rend un si beau son français, à un soldat le capitaine Malcor.