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Toute l’existence de Léonard devait se partager entre les deux domaines de l’art et de la science. Ces deux puissances s’entr’aidèrent et se combinèrent dans son œuvre. Contraintes par l’habile magicien, mais circulant aussi dans ses veines et enfermées dans son cœur, elles ne cessèrent de s’y disputer et de s’y combattre. L’art l’appelait aux vérités immuables qui planent dans le ciel infini et jusqu’à la lumière surnaturelle qui filtre du mystère chrétien ; la science l’attirait dans la grande mer de l’être, dans le gouffre grouillant de la vie, au fond duquel le mystère troublant du mal guette le chercheur épouvanté. Et Léonard se plongeait dans cet abime avec un frisson d’horreur mêlé de volupté, pour en rejaillir par des fusées d’enthousiasme et d’extase contemplative. Personne ne savait rien de ces luttes intimes et nous n’en saurions rien nous-mêmes, sans ses pensées écrites où elles se trahissent. Mais, à part lui, il se disait avec une résolution inébranlable : « J’aurai raison de tous les mystères en allant jusqu’au fond ! »

Ainsi l’on peut dire que le regard de l’ange fixé sur le baptême de la Vierge et le monstre de la rondache résument d’avance toute l’œuvre de Léonard en nous découvrant les deux pôles de son âme et les deux mystères autour desquels son génie devait graviter comme une comète brillante autour de deux soleils voilés.

Nous pouvons maintenant nous figurer l’impression qu’un artiste aussi étrangement doué et armé devait faire dans l’éclat de sa jeunesse entre sa vingtième et sa trentième année, sur ses compatriotes florentins, gens spirituels, mais dépassions mesquines et d’horizon étroit. Florence était alors le premier centre d’art de l’Italie, mais Raphaël et Michel-Ange n’ayant pas encore paru, le dernier mouvement de la peinture avait abouti à de petites écoles. Les imitateurs de Masaccio, copiant la réalité, tombaient dans la sécheresse. L’école ombrienne, représentée par le Pérugin, revenait à la raideur byzantine avec sa dévotion guindée. Entre les deux, Botticelli oscillait avec une grâce ingénieuse, mais un peu mièvre. Ce qui manquait à tous ces hommes de talent, c’était la vie intense et la grande imagination. Chacun restait attaché à une tradition et ne sortait pas d’un cadre limité. Léonard, avec ses talents multiples et son vaste génie, dut leur apparaître comme un magicien universel de tous les arts sous la figure d’un grand seigneur.