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violentes à travers le corps. C’est un instinct primordial de la nature, indispensable à la vie, mais qui a besoin d’être dompté et limité. Sans guide et sans frein, il devient néfaste et destructeur. Discipliné, il sert de véhicule à l’esprit créateur.

Le Dragon est le serpent parvenu à sa plus haute puissance, le serpent armé de griffes et d’ailes. Il a existé à une certaine époque du globe et a terrorisé tous les autres animaux par sa force redoutable. La paléontologie a retrouvé son squelette. La mythologie, qui en avait conservé le souvenir, en a fait le symbole de l’égoïsme monstrueux et dévorateur, l’image de l’Orgueil sans mesure, du Mal incarné sous sa forme masculine, du Mal actif et destructeur. C’est parce que le Dragon était resté dans la tradition l’animal le plus effrayant et le plus dangereux, que les sages et les poètes en firent l’image parlante de l’orgueil insatiable et de l’égoïsme meurtrier. Et c’est parce que tout homme porte en lui le germe de cet instinct, père de toutes les passions mauvaises, que les libérateurs de la légende païenne ou chrétienne, les Hercule, les Persée, les Jason et les saint Georges, devaient tuer le dragon dévorant avant de conquérir la couronne du héros ou l’auréole du saint.

C’est pour cette raison aussi que le Dragon préoccupa le géni » intuitif de Léonard. Il eut l’ambition d’en évoquer l’image vivante et naturelle, de le montrer tel qu’il avait dû exister. Le recréer de toutes pièces n’était-ce pas le comprendre ? A son tour, l’artiste voulut ainsi étreindre le mal à son origine, saisir le monstre dans son antre. Il en lit de nombreux dessins. Presque tous ont été perdus ; un seul a été conservé. Je l’ai vu jadis à Florence, sous une vitrine dans la galerie qui conduit des Uffizi au palais Pitti par-dessus des vieilles boutiques du Ponte-Vecchio. Ce n’est qu’une esquisse au crayon sur un vieux papier jauni, mais quelle force et quelle vie dans ce dessin improvisé ! Il représente la lutte du ptérodactyle avec un lion. Le dragon vole au-dessus du roi des fauves et le poursuit. Le lion rampe au ras du sol comme un chat. Il recule, mais il retourne sa tête échevelée contre le monstre qui le menace de sa gueule et de ses griffes. On le sent prêt à rebondir à la première morsure et à tordre le cou du saurien ailé, qui se recourbe et crache sur sa proie la flamme et le poison. Ce dragon est d’autant plus puissant qu’il n’a rien de conventionnel. Il est