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piano ; les malades s’asseyaient en rond autour d’elle. Ils entonnaient en chœur une chanson, et cette mélodie vous transportait tantôt dans le steppe lointain, tantôt dans le hameau natal. La nuit tombait et les soldats demeuraient à chanter jusqu’à l’heure de la prière du soir.


II. — UNE AUDIENCE CHEZ L’IMPÉRATRICE A TSARSKOÉ-SÉLO (DÉCEMBRE 1916)


L’impératrice Alexandra-Fedorovna s’intéressait aux travaux des ouvroirs. Les invalides de notre lazaret décidèrent de lui montrer ce dont ils étaient capables. Je fus chargée de porter à l’Impératrice le présent qu’ils avaient confectionné à son intention : elle voulut bien m’accorder une audience.

J’arrivai à Tsarskoé par une belle matinée hivernale. La voiture de la cour me déposa devant le palais Alexandre. Je n’avais plus eu l’honneur de voir la souveraine depuis mai 1905. Je n’eus pas longtemps à attendre : au bout de quelques minutes, la demoiselle d’honneur de service, la baronne Buxhoevden, me dit que Sa Majesté désirait me voir. Dans son salon, rempli de meubles de style moderne, de fleurs et de photographies, se tenait la blonde Tsarine.

Grande et élancée, elle avait vraiment un port royal. Sa robe de soie mauve tombait en plis souples autour d’elle, un bouquet de violettes de Parme à la ceinture. Une longue rangée de perles encerclait son cou et lui descendait aux genoux. Très belle, avec un masque tragique, ce qui me frappa en elle ce fut l’ombre qui emplissait ses yeux, reflet avant-coureur de la destinée toute proche. Elle me reçut avec simplicité et aménité, sans aucune trace de cet aspect hautain qu’on lui voyait en public. Il paraît d’ailleurs que cette apparence de froideur et de dédain cachait une timidité maladive. Elle m’adressa la parole dans le russe le plus pur où rien, sauf une pointe d’accent, ne décelait l’étrangère. Elle s’enquit de tout ce qui concernait notre ouvroir, en termes qui dénotaient une connaissance approfondie de ce genre de questions. Elle insistait pour qu’on ne fatiguât pas les invalides, et qu’on leur rendit la vie plus douce. Ses intentions étaient excellentes ; par malheur, elle n’avait ni le mot, ni le geste qui concilient à une souveraine la popularité.