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L’audience dura plus d’une demi-heure. L’Impératrice me témoigna une grande bienveillance, ce qui ne laissa pas de m’étonner : je savais que le nom de mon père lui était devenu insupportable depuis le manifeste du 17 octobre 1905. Évidemment je n’étais plus à cette heure pour elle Mme Narischkine-Witte, mais une sœur de charité, curatrice d’un lazaret.

Je quittai Tsarskoé sans me douter du sort terrible qui guettait ses maîtres. Pourtant l’expression tragique de l’Impératrice, si belle et si majestueuse, me poursuivait. Je retournai en ville avec Mme Voeikoff. A la sortie du parc, nous croisâmes la voiture de Protopopoff, qui se rendait au palais. La route traversait la forêt. Les sapins, dans leurs robes d’un vert sombre, avaient jeté sur leurs épaules un manteau blanc, pailleté de givre. Les flocons de neige tombaient comme de grandes étoiles qui faisaient de la terre un autre ciel. La lune montait dans le firmament et souriait à travers les branches des arbres. L’air était vif et piquant. L’auto glissait silencieusement, et rien ne rompait le charme de cette forêt russe de décembre, qui gardait pour elle ses secrets.

En rentrant en ville, nous apprîmes le meurtre de Raspoutine. C'est cet événement que le ministre de l’Intérieur, dont nous avions croisé la voiture à Tsarskoé, allait annoncer à la Tsarine. Quel coup effroyable pour elle, qui croyait à la sainteté du personnage et à sa mission sur terre ! Raspoutine disait toujours que, si quelque malheur lui arrivait, l'Empire croulerait avec la dynastie : elle avait foi en lui. Désormais la vie allait être une torture pour cette femme, souveraine et mère, qui adorait son mari et ses enfants, surtout le frêle et beau tsarévitch Alexis.

L’année se terminait sur un présage funèbre.


III. — LES DERNIERS JOURS DE L'ANCIEN RÉGIME


Soudain Petrograd fut pris d’une frénésie de plaisir. Les réceptions en l’honneur des représentants alliés alternaient avec les spectacles de bienfaisance. Moi-même, j’avais organisé au théâtre Marie, à la fin de janvier, une représentation pour les invalides avec le concours des artistes les plus connus. Ce fut une soirée inoubliable. La présence des envoyés de l’Entente et