Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/886

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ennemis les hommages que la Cour et la nation lui devaient. » Un portrait de l’archevêque sourit à l’assemblée : d’Alembert attache son regard sur cette toile, et s’écrie : « Malheur à qui ne s’attendrirait pas en le voyant ! » La Compagnie s’attendrit, et l’auditoire avec elle ; un vieillard pleure chaque fois qu’on prononce le nom du « vertueux » prélat.

Le lauréat qui fait couler ces larmes n’est autre que La Harpe, qui l’an passé, dans sa Mélanie, a combattu les vœux religieux et le fanatisme catholique, et mis en scène un curé ! philosophe : cela le désignait évidemment pour parler de l’archevêque philosophe comme les philosophes le voulaient. Sa pièce d’éloquence glorifie le citoyen, l’homme de lettres, l’apôtre de l’humanité : le chrétien s’éclipse, l’archevêque aussi. Une tirade de La Harpe contre l’enthousiasme religieux déchaîne les applaudissements de l’assemblée ; mais lorsqu’en terminant il demande : « Quel honnête homme refusera d’être de la religion de Fénelon ? » une atmosphère religieuse imprègne tous les cœurs.

D’autant plus douce est leur émotion, que cette religion qui sera désormais la leur, si l’on en juge par ce qu’en dit l’abbé Maury, lauréat de l’accessit, n’est autre que le déisme. Mais c’est assez regarder le ciel : certaines pages plus hardies, plus tumultueuses, vont faire redescendre sur terre l’auditoire de l’Académie. Elles sont détachées du troisième Éloge, qu’avait écrit Masson de Pezay avec la collaboration de Diderot : le célibat des prêtres y est maudit, la mémoire de Bossuet flétrie, les controverses de théologie vouées à l’exécration publique, et Fénelon prédicateur est mis sur le pavois, comme l’interprète d’ « une morale éclairée remplaçant les déclamations monacales. » C’est Thomas qui lit ces fragments : il « fait très bien sentir, » en les débitant, ce qu’ils contiennent d’ « assez libre pour les circonstances présentes ; » et le Mercure proclame qu’il serait difficile de trouver dans les fastes de l’Académie une séance plus intéressante. Voltaire est dans l’allégresse ; il félicite La Harpe : « C’est le génie du grand siècle passé, lui écrit-il, fondu dans la philosophie du siècle présent. »

Cette fusion n’est pas du goût de l’Eglise : elle se dresse, elle se plaint, elle fait supprimer par le Conseil du Roi les Éloges de La Harpe et de Masson de Pezay. Qu’importe aux philosophes ? Le coup est porté ; et cela les amuse d’autant plus