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d’avoir fait louer Fénelon, que le « parti religieux » s’en montre plus gêné. Et voici que du fond de sa tombe, par l’exhumation d’une lettre jusqu’alors inédite, Fénelon lui-même, Fénelon en personne, leur paraît venir à la rescousse.


V

Au temps où il vivait à la Cour, il avait griffonné pour Louis XIV une lettre qu’il semble avoir voulu lui faire parvenir, sous le voile de I anonymat : lettre émouvante d’audace, qui dépeignait, sous des couleurs ardentes, la situation créée par l’omnipotence des ministres, par le crédit des flatteurs, par l’impétuosité de l’esprit de conquête, par la misère du peuple. Quel fut le sort de cette lettre ? Arriva-t-elle jusqu’à Louis XIV ? On incline généralement à croire que non[1]. Mais quatre-vingts ans plus tard, elle eut un lecteur qui s’appelait d’Alembert, et qui en profita. C’était une belle aventure qu’une telle trouvaille : elle justifiait que devant l’Académie on reparlât de Fénelon. Et l’Académie, en 1774, fêta de nouveau saint Louis en applaudissant un Éloge de Fénelon, dont l’auteur était d’Alembert. Il semblait que l’archevêque défunt, se dérobant pour une heure à la « pure et douce lumière » de ces Champs Elysées, séjour des justes, dont il avait si pieusement parlé, fit parmi les Quarante une réapparition solennelle pour entamer le procès du Grand Roi[2].

Voltaire n’en crut pas ses oreilles : cette lettre lui fit l’effet d’une « démarche imprudente et fanatique. » Il s’était, lui, montré plus respectueux dans son Siècle de Louis XIV, et ce n’est pas de ce ton-là, surtout, qu’il parlait naguère à Frédéric II. Mais Condorcet fut choqué des susceptibilités de Voltaire : on commençait à se représenter Fénelon comme ayant été la moitié d’un républicain. La philosophie du siècle, sous l’influence de Rousseau, s’engouait des démocraties antiques ;

  1. Voir en sens contraire Seillière, Mme Guyon et Fénelon, pp. 126 et suiv. -— Une ligne de Brunetière, Histoire et Littéraire, II, p. 152, laisse voir qu’il avait du mal, lui, à croire cette lettre authentique.
  2. Par une coïncidence qui dut être chère aux âmes « sensibles, » ce d’Alembert qui évoquait ainsi l’ombre de M. de Cambrai, était le fils de Destouches « le bonhomme, » de Destouches-Canon, — un mauvais sujet qui devait à Mme de Tencin la gloire de cette paternité, et qui possédait cette autre gloire, d’avoir été le correspondant et le commensal très aimé de M. de Cambrai.