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Prusse propre, qu’a été conquise la Silésie, qu’a été envahie, puis dépecée la Saxe, qu’a été partagée la Pologne, qu’a été annexé le Scleswig, qu’a été falsifiée la dépêche d’Ems, qu’a été envahie la Belgique. La Prusse sourit des protestations de la justice et du droit outragé, elle rit des traités qu’on invoque, elle sait que le droit n’est qu’un mot et les traités qu’un chiffon de papier, et elle passe outre, avec un tranquille mépris, aux protestations de la conscience humaine. Elle ne croit qu’à la force. La force ne prime pas le droit ; la force, c’est le droit. Telle est, depuis Hegel, la doctrine des maîtres ; mais Hegel lui-même n’a fait que formuler en termes philosophiques les axiomes qui sont à la base de la politique prussienne depuis l’origine de la Prusse.

Il s’agit donc avant tout de devenir un État, fort ; les petits États sont ridicules. Mais tout État sera faible vis-à-vis d’un plus grand : il faut donc se rendre non seulement fort, mais le plus fort ; alors, on aura seul le droit d’exister. Tout ce qui tend à rendre l’État fort est bon et moral ; la morale chrétienne est individuelle, elle ne s’applique pas aux États. La moralité des actes, pour ceux-ci, c’est l’utilité. « L’égoïsme, a dit encore Bismarck, est la seule politique digne d’un grand État. »

Mais quelle est, dans cette conception militaire, le meilleur instrument de force ? C’est l’armée.

Pour être l’État le plus fort, il faut avoir la meilleure armée. La Prusse a établi le principe du service universel, devenu loi à partir de 1815. Toute l’Europe s’est vue contrainte successivement de la suivre dans cette voie ; c’est le cadeau de joyeuse entrée que le royaume de Prusse a fait à la famille des États européens en y venant prendre place.

L’armée est ainsi devenue l’État incarné. La Prusse est le seul pays du monde où elle dispose pour ainsi dire légalement des destinées de la nation. Partout ailleurs, elle est au service du public, elle obéit, elle est la grande muette. En Prusse, c’est elle qui commande, qui a la préséance, qui dirige les événements. On s’est souvent étonné des fautes de la diplomatie prussienne ; à cela rien d’étonnant : elle est au service des vues militaires, elle n’est en Prusse qu’un accessoire de la stratégie.

L’armée, naturellement, a un idéal : c’est la guerre. Dans tous les pays civilises, ces aspirations sont tenues en bride par