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grande intelligence, mais d’une ambition sans borne, né pour le malheur de l’histoire. » Verdict trop sévère.

On peut lui reprocher sa légèreté de caractère, son ambition insatiable et sa duplicité. Mais l’histoire ne peut lui refuser le mérite d’avoir été, avant François Ier, le seul prince qui ait compris et protégé le Vinci. Sur la couverture d’un cahier de Léonard, on a trouvé ces mots tracés de sa main : « Le duc a perdu l’Etat, ses biens, la liberté et rien de ce qu’il a entrepris ne s’est achevé pour lui. » En constatant, par cette note laconique, le désastre de son protecteur, Léonard marquait avec son stoïcisme habituel l’effondrement de son propre rêve.

A partir de ce moment, sa vie ne sera plus, au point de vue matériel et pratique, qu’une vaine recherche, un tissu de déceptions et d’aventures hasardeuses. Toujours harcelé par le souci du lendemain, toujours obsédé par le problème philosophique qui demeura sa grande hantise, il ne trouvera plus dans l’art que des consolations passagères. Il créera encore de merveilleux chefs-d’œuvre mais n’en jouira plus. Son éternelle errance le conduira d’échec en échec jusqu’à l’exil final et à la mort loin de sa patrie. Nous le voyons d’abord au service de César Borgia, pour lequel il fait des plans de tranchées et de forteresses.

L’auteur de la Cène de Sainte-Marie des Grâces, devenu l’ingénieur du plus raffiné, mais aussi du plus féroce scélérat de l’histoire, quelle humiliation pour le génie humain et quel symptôme du temps ! Peut-être Léonard assista-t-il au fameux guet-apens de Sinigaglia, où l’on vit trois condottieri pris au filet, égorgés comme des lapins par le généralissime de l’armée pontificale. Ce chef-d’œuvre de perfidie, qui enthousiasma Machiavel au point de vue de la politique expéditive, révolta Léonard. Il se détourna du monstre.

Le génie du Mal, qu’il avait étudié dans le duc de Valentinois, était plus sinistre avec son regard d’acier et son sourire triomphant de démon heureux que la tête de la Méduse agonisante avec toutes ses vipères. Quelque temps après, nous trouvons Léonard à la cour de Léon X, essayant de gagner la faveur du plus intelligent Mécène de la Renaissance. Mais le savant et délicat pontife, qui sut si bien comprendre Raphaël, se défia de l’énigmatique magicien.

Le Vinci revint alors à Florence, devenu un guêpier d’intrigues politiques et de coteries d’art. Il s’y heurta à l’implacable