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rouge clameur de la Révolution sociale, des élèves aux robes à paniers, des demoiselles aux profils de camée y avaient dansé le menuet aux sons grêles du clavecin. Le jeune et séduisant empereur Alexandre Ier et la blonde souveraine Elisabeth avaient souri doucement entre ces murs dorés, maintenant tout frémissants des discours incendiaires de Trotzky.

A travers les allées majestueuses du parc, sous les chênes où les courtisans s’étaient promenés dans leurs habits brodés, les gardes rouges proféraient aujourd’hui leurs jurons grossiers. Où étaient-ils, ces fantômes gracieux d’un autre âge, qu’était devenue la somptuosité des fêtes galantes du Nord ? Les silhouettes des vieux princes frivoles, appuyés sur leurs cannes à pommeau d’ivoire ne peuplaient plus les sentiers piétines et boueux. Des automobiles blindés, des camions et des mitrailleuses avaient envahi les ombrages et les pelouses. Le drame avait vaincu l’idylle.

La Nelidova reconnaîtrait-elle maintenant son cher Institut, où le tsar Paul l’avait courtisée et chérie ? Tout un monde défunt d’art, d’élégance et de mondanité religieuse dormait dans cette enceinte, et les nouveaux venus en avaient dispersé la cendre. Ce n’était pas seulement Smolny, l’ancien Smolny, le Smolny impérial qui avait irrémédiablement disparu sous leurs coups : c’était la vieille Russie, sa puissance traditionnelle, ses siècles de faste et de gloire.

A l’aube, Lénine, dans la chambre 67, doit sans douté s’accouder à la fenêtre pourvoir les brumes d’automne se disperser sur la Neva ; et, debout face à l’Orient, il salue peut-être dans le soleil le spectre rouge du communisme en marche vers le monde. A la même croisée, la dame de classe s’est penchée jadis vers l’aurore, et pâle encore d’avoir passé sa nuit sur le dernier livre de Pouchkine, elle imaginait quelque aventure merveilleuse, quelque Doubrovsky de légende, et elle célébrait à travers l’espace de mystiques et secrètes fiançailles.

Dans la pénombre grise, en quittant Smolny, on se hâte au milieu des flaques de boue ; mais l’immense bâtiment, éclairé à chaque fenêtre, éblouit parmi les ténèbres. Il semble préparer quelque fête suprême, et le rêveur solitaire, égaré dans la Révolution, se surprend à épier au loin le bruit étouffé d’un carrosse et à chercher au clair de lune des formes frêles qui exécutent un menuet précieux, suranné, — et si triste !…